Propos recueillis par Serge Barret
S’installer dans un troquet, lire un livre et me laisser pénétrer par l’atmosphère de l’endroit ; écouter les gens, essayer de comprendre la vie locale et vivre ces instants comme si j’étais au théâtre… J’ai clairement une attitude très bizarre par rapport au tourisme traditionnel. En voyage, j’ai beaucoup plus besoin d’endroits publics que d’incontournables touristiques. Malgré tout, il y a quelques sites qui m’ont vraiment marqué. Je me souviens ainsi être resté pendant des heures avec un livre sur l’Acropole, parce que l’endroit me pénétrait.
Il y a des lieux comme ça qui ont quelque chose d’extraordinaire, qui vous prennent pourvu qu’on y reste longtemps. On lit, on lit, et au bout d’un moment, l’esprit se libère. On arrive à absorber tout le paysage, on est concentré. C’est très spécial. J’ai eu une expérience similaire en Israël, au lac de Tibériade où j’étais par hasard à côté de l’église de Pierre. Une impression de communion, un état de sérénité incroyable. Je me suis alors demandé si ces lieux n’ont pas été dédié au sacré à cause de l’harmonie qui se dégage de l’endroit même où ils sont placés. Sans doute, pourra-t-on un jour l’expliquer objectivement.
Il y a des lieux qui ont quelque chose d’extraordinaire, qui vous prennent pourvu qu’on y reste longtemps.
Mon premier voyage, celui qui m’a le plus marqué, c’était au Cambodge, en 1967 et j’avais 19 ans. Avec deux amis, on s’était échappé d’un tour organisé par l’école Normale. à la suite – disons – d’une erreur d’évaluation des distances, on s’est retrouvé près du site de Phnom Kulen, à passer une nuit de mousson seuls, en pleine jungle. Ça a été horrible, des bruits, les singes, les crapauds buffles et bien d’autres choses encore… J’ai alors vraiment connu la peur, une douleur physique au ventre insupportable.
Au passage, j’ai aussi découvert combien on était égoïste dans des cas pareils, c’est-à-dire ce que pouvait être l’idée de sauver sa peau. Le lendemain, on s’est remis en marche et, au bout d’une heure, on est arrivé à une clairière où des enfants se baignaient dans une chute d’eau. Cela a été une véritable renaissance, un moment unique et tellement fort qu’il est resté gravé dans ma mémoire.
Maintenant, je voyage professionnellement trois ou quatre fois par an et je n’ai guère le temps de m’évader de l’hôtel et des salles de conférences. Un dîner en ville parfois… Sauf, par exemple, lors de cette croisière organisée par la Norvège à bord d’un ferry, l’express côtier je crois, qui remontait toute la côte jusqu’au-delà du Cap Nord. Il y avait les conférences, mais il y avait aussi tous ces panoramiques sur le soleil couchant. C’était fabuleux. De même, autrefois, je me rendais à Vienne en train. C’était formidable, je prenais le train de nuit, il y avait alors un wagon-restaurant, on avait son propre compartiment… C’est bien loin tout ça !
Aujourd’hui, c’est l’avion, certes très confortable mais avec plein d’inconvénients : l’aéroport, la sécurité, une perte de temps qui n’a rien à voir avec cette délicieuse impression de ne rien faire, comme dans un troquet par exemple. Ce n’est pas vrai d’ailleurs que l’on ne fait rien ! Le malheur, c’est que, de nos jours, rivés à nos smartphones, nous perdons le sens de ce type de désœuvrement. Nous devons faire attention à ne pas complètement oublier d’être désœuvré. C’est essentiel de s’ennuyer, essentiel dans l’activité humaine. »
Ses dates clés
- 1967 – Mon premier grand voyage au Cambodge.
- Avril 1972 – Cristallisation de mes recherches : l’algèbre commutative génère son propre temps.
- 1981 – Découverte de la cohomologie cyclique.
- 2000 – Découverte avec Dirk Kreimer du sens de la renormalisation en physique.
- 2014 – Découverte avec Katia Consani du “site arithmétique”.
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