Société : des féministes exemplaires

Tandis que le pays, présidé par Cristina Fernandez de Kirchner, marque des points sur le terrain de la parité, Buenos Aires compte de plus en plus de femmes chefs d’entreprises.
Parmi les figures marquantes de l’histoire de l’Argentine, Eva Péron, dont l’effigie géante orne encore un immeuble de l’avenue 9 de Julio, vient évidemment en tête de liste. La beauté d’Evita et son amour pour son pays, immortalisé par Joan Baez ou Madonna, sont restés dans la mémoire collective. Disparue très jeune, l’épouse du dictateur Juan Peron a laissé un souvenir aigre-doux, mais les Argentines lui savent gré de leur avoir offert le droit de vote comme d’avoir initié le début de la fin du sexisme. Pour preuve, l’immense pays est dirigé aujourd’hui par une femme, Cristina Fernandez de Kirchner, une avancée que ni la France ni les États-Unis n’ont encore connue.

Grâce à une loi de quotas instaurée dans les années 90, l’Argentine est, avec le Costa Rica, le pays d’Amérique latine qui compte le plus de femmes au parlement – près de 40 % –, là aussi loin devant la France. De même, des ministères régaliens, traditionnellement réservés aux hommes, sont désormais aux mains de femmes. Tout comme la Banque centrale d’Argentine. Le stéréotype du pays latinomacho s’éloigne à grands pas…

“Aujourd’hui, l’Argentine n’est peut-être pas encore un paradis d’égalité professionnelle, mais le pays se positionne bien”, explique María Inés Caruso, directrice de l’une des plus grandes marques de luxe du pays, nommée en 2011 parmi les “100 Leading Women” du pays par le magazine Apertura. Cette héritière du groupe Rossi & Caruso, une entreprise née dans la seconde moitié du XIXe siècle, en est devenue la numéro un dans les années 80. Elle a depuis étendu le réseau de la marque et compte bien passer un jour le flambeau à sa fille. À une jeune trentenaire donc, qui entend internationaliser l’affaire. Pour elle, être vouée à devenir la capitaine d’une prestigieuse entreprise n’a jamais été source d’inquiétudes. “En école de commerce, je n’ai ressenti aucune différence entre les femmes et les hommes”, confie-t-elle.

Esprit d’entreprise

Pourtant, si, après le Brésil, l’Argentine se situe actuellement au deuxième rang en Amérique latine en termes d’égalité professionnelle, la réalité n’est peut-être pas encore parfaitement rose. Selon des statistiques récentes, la plupart des décisions d’entreprises seraient encore le privilège des hommes, et tandis que la population estudiantine serait composée à 50 % de femmes, dans le monde de l’entreprise, celles-ci ne seraient plus que 30 % à occuper des postes de niveau intermédiaire, et seulement 10 % aux fonctions les plus élevées.
C’est entre autres pour faire progresser ces chiffres qu’a été fondée Marianne, une association de femmes d’affaires franco-argentines ayant pour but de nouer des liens avec des acteurs économiques français et d’autres groupes de femmes en France. Inès Berton, jeune fondatrice, en 2001, de la marque de thé Tealosophy et “nez” pour de nombreux fabricants à travers le monde, a rejoint l’association à la suite d’une lecture à l’ambassade de France de Mercedes Marcó del Pont, présidente de la Banque centrale d’Argentine. “Échanger avec d’autres femmes d’affaires est véritablement enrichissant. J’ai compris que cela pourrait m’aider à créer un réseau plus vaste et plus solide, des liens professionnels qui me permettraient de mieux développer mon entreprise”, explique-t-elle.
 
Karina Iskin

Car, pour beaucoup de femmes, créer sa propre société est sans doute le meilleur moyen de pallier la difficulté à progresser au sein d’une entreprise. C’est le cas, par exemple, de Karina Iskin, qui s’est rapidement lassée de possibilités d’évolution limitées et a lancé Contemporary Jewelry avec sa sœur Gabriela, styliste. Ensembles, elles sont parties à New York avec dans leurs bagages une collection de bijoux “low budget” et en sont revenues avec un contrat de la boutique du MoMa. Un fabuleux sésame puisque la marque est distribuée dans le monde entier, du musée des Arts décoratifs de Paris au musée Van Gogh d’Amsterdam “Comme ma soeur est une vraie créatrice, je suis devenue son impresario en même temps que la directrice financière de la marque”, explique cette femme d’affaires de 32 ans, qui a trouvé son épanouissement professionnel dans l’indépendance.

Nathalie Ziblat

“Créer ma propre entreprise, cela m’a aussi semblé être la meilleure solution”, confirme Daniela Ziblat, jeune mère de famille de 33 ans et co-fondatrice de Estudio Hauser, un cabinet d’architecture actuellement chargé de la construction du ministère des Sciences et Technologies. “Dans ce métier, les femmes sont peu représentées sur de gros projets. On les trouve plutôt dans la décoration d’intérieur ou la rénovation”, explique-t-elle. Parmi les difficultés principales, se faire accepter sur un chantier reste l’une des plus redoutables. “En général, lorsque je rencontre un entrepreneur, il ne regarde que mon partenaire, comme si j’étais inexistante. Il faut du temps aux hommes pour comprendre que je suis tout aussi compétente qu’eux, s’amuse l’architecte. Cette attitude macho me fait plutôt sourire, elle ne me déstabilise pas.

Nathalie Fossati

Si, en Argentine comme ailleurs, l’architecture reste un domaine masculin, il en est un autre dont le pays a seul le privilège : le tango. Natalia Fossati, fondatrice de Tango & Tango, n’a pas eu froid aux yeux en se lançant, en 2002, des événements “sur mesure”, loin du kitsch et des clichés. “Le tango est né sous l’influence de femmes fortes, qui avaient la nécessité d’être indépendantes pour mener une vie libre. Bien sûr, c’est une danse où l’homme ‘guide’ et la femme ‘suit’, mais c’est aussi l’exemple de la complémentarité entre homme et femme”, analyse Natalia Fossati.

 

Fin du bal pour les machos

Cynthia Leibman

Pour cette danseuse et femme d’affaires, avoir grandi dans une famille progressiste a permis de fonder solidement son esprit d’indépendance. Même si, de son aveu, il reste difficile pour une femme d’être à la tête d’une société. “Certains hommes se permettent des attitudes ou des commentaires déplacés”, avoue-t-elle. Pourtant, à 36 ans, Natalia Fossati mène la danse avec brio, comptant de grands hôtels parmi ses clients comme le Park Hyatt, l’Alvear Palace, le Sofitel ou le Faena. Beaucoup de femmes ont fait le choix de la liberté en créant leur propre entreprise, mais nombreuses sont celles à n’avoir jamais éprouvé ce besoin pour se sentir exister professionnellement. Cynthia Leibman en fait partie. Gestionnaire de compte chez Google Argentine, elle s’est toujours sentie protégée des attitudes sexistes ; “aussi bien à l’université qu’au travail, déclare-t-elle fièrement. Et cela en dit long sur tout un continent qui, contrairement aux idées reçues, semblerait plutôt montrer l’exemple.