
La journée commence tôt à Jakarta, dès l’appel à la prière. Il est à peine cinq heures. La lumière est blafarde et poudrée. Le chant surréel du muezzin s’élève sur fond de gratte-ciel cachant un horizon de bidonvilles. Jakarta s’éveille, capitale et coeur économique d’un pays en pleine émergence. “L’Indonésie représente à la fois 40 % du PIB et 40 % de la population de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, l’ASEAN, qui a d’ailleurs son siège à Jakarta”, dit Jean-Philippe Arvert, directeur d’Ubifrance Indonésie. Considéré comme l’une des puissances économiques montantes, l’archipel de près de 17 000 îles disséminées sur deux millions de km2 a trouvé un nouvel élan dans les années 2000, après avoir été touché de plein fouet par la crise des pays du Sud-est asiatique en 1997-1998.
Après trente ans de dictature sous Suharto achevée en 1998 sur fond de crise financière, le pays a amorcé sa transition démocratique, retrouvant une certaine stabilité politique avec, en 2004, la première élection présidentielle au suffrage universel direct de Susilo Bambang Yudhoyono. À partir de cette date, le pays est reparti sur de bons rails. Encore relativement peu porté sur les exportations – qui ne représentent que 25 % de son PIB, contrairement aux autres pays de la région où ce taux peut atteindre 70 % –, le Dragon indonésien a su faire face aux ralentissements économiques liés à la crise de 2008.
Seizième position mondiale
Aujourd’hui, le pays affirme fermement sa volonté de faire partie des dix premières économies du monde. Les importantes richesses de son sous-sol – or, argent, charbon, pétrole, minéraux, gaz naturel ou nickel – confortent cette ambition. En termes économiques réels, l’Indonésie se situe aujourd’hui en seizième position mondiale. Mais on prétend déjà que d’ici 2030, le pays pourrait devenir la septième puissance de la planète. En attendant cette date, l’élection en juillet dernier de Joko Widodo, l’ancien gouverneur de Jakarta, à la présidence du pays ouvre de nouvelles perspectives. Cette arrivée au pouvoir a été saluée par les milieux d’affaires et devrait avoir des conséquences positives sur le développement et la stabilité du pays. Dans un premier temps, le président entrant entend s’attaquer au subventionnement du prix de l’essence, pesant pour plus de 15 % du budget de l’état. Ce qui pourrait entraîner une diminution des importations et offrir une plus grande marge de manoeuvre dans la mise en place d’une nouvelle politique économique.
Forte de ces perspectives, l’Indonésie attire les regards des visiteurs étrangers. “Depuis quelques années, le marché indonésien est devenu une vraie priorité pour la France. Il faut dire que c’est aussi le seul pays de l’ASEAN à être membre du G20”, poursuit Jean-Philippe Arvert. Un nouvel Eldorado dont le gouvernement français essaie d’ailleurs d’ouvrir grand les portes : en juillet 2011, un accord bilatéral a été signé entre l’Indonésie et la France afin de faciliter les relations d’affaires.
Caoutchouc et huile de palme
Cet engouement est logique quand on sait que la première économie d’Asie du Sud-Est enregistre la croissance la plus rapide des pays du G-20, juste derrière la Chine. Autre point fort, en dehors des matières premières et des ressources naturelles : une agriculture foisonnante, l’Indonésie faisant partie des grands producteurs de caoutchouc, mais aussi de canne à sucre, de riz, de thé, de café, de tabac, d’huile de palme, de noix de coco ou encore d’épices comme la cannelle. Tandis que le secteur agricole contribue à plus de 15 % du PIB et regroupe environ 40 % de la population active, le secteur industriel se porte bien également avec, pour principales productions, le textile et les chaussures, le ciment, les engrais chimiques et les produits électroniques. Le secteur tertiaire, quant à lui, s’est fortement développé et compte désormais pour plus du tiers du PIB.
“En 2013, le pays a frôlé les 6 % de croissance et l’on s’attend à un chiffre au moins équivalent pour 2014, poursuit le directeur d’Ubifrance. Cependant, cette performance pourrait atteindre sans peine les 10 % si les difficultés liées aux infrastructures étaient enfin réglées”. Aussi ambitieuse soit-elle, l’Indonésie doit faire face aux difficultés typiques des économies émergentes, à savoir des infrastructures fragiles et une énergie lacunaire. “C’est ce qui explique que les priorités du nouveau président Jokowi soient tournées vers ces domaines”, précise Angga Humas, économiste pour la presse anglophone locale. Parmi les grands chantiers en cours, celui du métro de Jakarta a mis plus de deux décennies à voir le jour. Mais, en janvier 2014, les travaux du premier tronçon de la ligne Nord/Sud ont enfin commencé. En tout, 42 km de réseau devraient être mis en circulation d’ici 2018. “Une nécessité pressante pour l’une des mégalopoles les plus embouteillées du monde, où circulent quotidiennement 13 millions de véhicules et où l’on peut passer quatre à cinq heures par jour dans sa voiture”, continue Angga Humas. En contrepartie, personne ne vous blâmera d’être en retard à un rendez-vous…
D’autres embûches font encore obstacle à la réussite du pays, au premier rang desquelles une corruption très importante. En effet, Transparency International classe l’Indonésie au 118e rang sur 176 pays dans sa liste annuelle, notamment en raison de lourdeurs bureaucratiques diffciles à enrayer. Le nouveau président souhaite répondre à ce grave problème en renforçant les mesures du KPK, ou “Corruption Eradication Commission”, une structure d’État mise en place afin de contrôler et limiter les dérives. Autre fragilité, et ce malgré les importants progrès déjà accomplis sur le front de la réduction de la pauvreté, les disparités sociales restent encore très importantes. La répartition des bénéfices du développement n’est pas équitable, et depuis plus de trois ans l’Indonésie ne parvient pas à sortir de l’écueil des bas salaires. Près de la moitié de la population se situe au seuil de la pauvreté et la forte croissance économique est d’abord liée à la consommation intérieure et à l’exportation des ressources naturelles. Peu de place, donc, à une valeur ajoutée. De plus, le système social reste encore très fragile, pour ne pas dire à construire de toutes pièces. Enfin, si le taux de chômage tend à diminuer – il était de 6,2 % seulement en 2013 – , ce chiffre semble occulter la présence d’un secteur informel qui emploierait près de deux-tiers de la population.
Mais avant même que ces problèmes ne soient résolus, Jakarta attire tant et plus les voyageurs d’affaires.“C’est le coeur des affaires du pays, avec une nette prédominance du secteur tertiaire”, remarque Alain-Pierre Mignon, directeur de la Chambre de commerce franco-indonésienne, en soulignant l’importance de la distribution et du retail dans l’économie de la capitale. “L’Indonésie compte 70 millions de consommateurs sur une population de près de 250 millions, poursuit-il. Chaque année s’y ajoutent quatre millions d’acheteurs supplémentaires !”. La classe moyenne supérieure, en particulier à Jakarta, se développe à une vitesse phénoménale, engendrant une forte dynamique du marché domestique. “Pacific Place ou Grand Indonesia sont des malls ultra luxueux comme on n’en voit pas en France et qui n’ont rien à envier à ceux de Dubaï”, ajoute Alain-Pierre Mignon. En 2013, alors le taux de croissance de la capitale indonésienne s’établissait à 6,11 %, le PIB par habitant affichait une augmentation de 12,7 % par rapport à l’année précédente, pour s’élever à 10 510 dollars. Cela explique sans doute pourquoi l’on dénombre 173 malls à Jakarta et que le shopping constitue l’un des loisirs préférés de ses habitants.
Salaires en forte hausse
En novembre 2012, le revenu minimum avait augmenté de 44 % dans la région de Jakarta et selon une étude récente, le nombre d’habitants aux revenus supérieurs à 3 600 dollars annuels pourrait passer de 45 millions en 2010 à 170 millions en 2030. Ce superbe élan économique a pour effet de réduire le tissu industriel qui se déplace vers le centre et le sud de Java. “Aujourd’hui, les salaires sont environ 40 % plus élevés à Jakarta que dans le reste de l’île. C’est pourquoi les usines, notamment de textile ou de chaussures, s’installent plutôt autour de Bandung et de Surabaya”, remarque encore Alain-Pierre Mignon.
En corrélation avec ce rapide développement, l’immense engouement pour les réseaux sociaux fait de Jakarta la ville qui tweete le plus au monde et la sixième métropole la plus connectée à l’échelle planétaire. En flânant dans les jolis quartiers de Menteng et Kemang Cipete, la mutation de la capitale se constate à vue d’oeil. Entre deux maisons coloniales délabrées et un café aux allures de coffee shop new-yorkais, un hôtel design ouvre des portes encore imprégnées de peinture fraîche. “On prévoit une quarantaine de nouveaux hôtels dans les deux ans à venir”, explique Patrick Murray, directeur du Alila Jakarta. Et pas des moindres : un Raffles, un Fairmont, un Park Hyatt entre autres…
Quelle meilleure preuve d’un boom économique et de l’intérêt de la part des investisseurs étrangers ? Jakarta bouge, cela ne fait aucun doute. Même si les quartiers en cours de gentrification n’ont pas encore de trottoirs et que, devant des bâtisses tout juste rénovées, stagnent encore les eaux souillées de canalisations à ciel ouvert. Au nord, dans le quartier de Kota, ancien fef colonial néerlandais aux airs d’Amsterdam Art nouveau, les échafaudages se comptent à la dizaine. On sent l’énergie positive, le potentiel de floraison, mais aussi des promesses qui prendront quand même un peu de temps à se réaliser. Kota a pour projet de devenir un “Art District” : cafés bobos et restaurants tendance devraient se frotter à des musées et des espaces événementiels. Un développement essentiel pour une ville où la culture a des lacunes. Et de grosses : peu de musées, pas d’opéra, quelques très rares théâtres… Ce qui oblige les habitants les plus aisés à se rendre à Singapour pour satisfaire leurs appétits artistiques.
Une dernière lacune reste à combler, l’énergie. Jakarta subit en effet d’innombrables coupures d’électricité. Du coup, hôpitaux, hôtels et bâtiments administratifs sont tous très bien équipés en générateurs. Dérisoire, pourtant, en comparaison des 30 % de foyers indonésiens qui n’ont même pas accès à l’électricité. Avec ses 230 millions d’habitants, l’Indonésie est certes l’une des plus considérables économies émergentes, mais aussi l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre. Selon le National Council on Climate Change, le pays émettrait 2,3 giga tonnes de CO2 par an, soit 8 % des émissions globales. Ce qui place l’Indonésie tout juste derrière les ÉtatsUnis et la Chine. Pour remédier à cela, un projet de “green growth” alliant développement économique et développement durable, a été mis en place.
Politique verte
Fait caractéristique d’un pays en pleine expansion, l’Indonésie devrait passer directement du quasiment rien au presque tout renouvelable. D’ici 15 ans, on prévoit que 20 % de ses besoins en énergie seront fournis de manière propre et verte. D’ailleurs, de nombreux écoquartiers se développent dans la capitale comme Citra Raya, qui fait partie intégrante des projets d’infrastructures comme le métro, les nouvelles lignes de bus ou le monorail qui devrait relier le centre-ville à l’aéroport.
Mais c’est aussi la culture du “bâtiment vert” qui est en train de faire surface. Un concept encore nouveau qu’une jeune entreprise parisienne, GreenBuilding, a aidé à lancer lors d’un récent concours d’éco-quartiers. On estime que d’ici 2030, 70 % de la population indonésienne vivra en ville. Devant un tel bouleversement, un minimum de planifcation s’impose. C’est pourquoi en 2011, le gouvernement a lancé le programme “Green Cities Development”, dans le but de favoriser des initiatives publiques liées à l’urbanisme durable. Désormais, les villes de plus de 500 000 habitants devront prévoir un “master plan”. Des projets urbains de très grande envergure voient peu à peu le jour, à l’image de la récente ville de Bumi Serpong Damai, à 40 km au sud-ouest de Jakarta. En accord avec le Green Building Council Indonesia, des décrets viennent d’être votés pour permettre de réduire de 30 % la consommation de CO2 à Jakarta d’ici 2030. Le coeur économique du pays deviendra-t-il un jour son poumon vert ?
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