
« Savez-vous pourquoi les Havanais préfèrent marcher sur la route plutôt que sur le trottoir ? Parce qu’ils ont toujours peur qu’une pierre leur tombe dessus…” Face aux épreuves comme aux railleries, les Cubains se réservent la possibilité d’exploiter la ressource la plus précieuse en situation de grande frugalité : l’humour. Mais la remarque du passant est-elle vraiment une plaisanterie ? C’est vrai qu’on hésiterait presque à s’aventurer sous la charpente de ces villas décrépies aux colonnades néo-corinthiennes ou simili-doriques qui jalonnent les ruelles du Vedado, le quartier central de La Havane.
Inutile d’être ingénieur pour se rendre à l’évidence : voilà une ville qui brinqueballe. Mais, parmi les quelque trois millions de touristes qui sont passés par là en 2014, on ne trouvera pas grand monde pour s’en plaindre. À l’évidence, on ne vient pas à Cuba pour chercher du neuf ; on vient même s’en reposer. À La Havane, personne ne verra le dernier immeuble de l’architecte star du moment, ni le bar exclusif lancé par un designer ultra trendy. C’est clair : les accrocs de la tendance n’ont rien à faire dans cette ville. Plutôt que de s’épuiser à courir le buzz, elle invite avant tout à écouter le ronron du moteur d’une vieille américaine, à chasser les fantômes dans des demeures palacières rendues à la nature ; bref, à plonger en paix dans une carte postale qui refuse obstinément de subir les ravages d’un monde qui change certes, mais ailleurs.
Sin City version caraïbes
Échapper à une modernité routinisée : c’est ce que l’on a en tête quand on choisit de poser ses valises à Cuba plutôt que dans un lieu commun des Caraïbes. On s’y essaie dans les ruelles d’Habana Vieja, au milieu d’un héritage colonial scrupuleusement conservé. On s’y essaie, surtout, en parcourant les souvenirs intacts de l’“avant-révolution”, ces années 40 et 50 où La Havane s’était transformée en capitale américaine du plaisir, où l’odeur du cigare se mêlait toujours d’un fond de soufre.
Ecartons tout de suite l’ambiguïté : malgré tout le charme de la patine, on parle là d’un paysage qui, alors, ressemblait plus à Gomorrhe qu’au jardin d’Eden. “Au port de La Havane, les spots nocturnes avaient pris le dessus. Des cabarets et des hôtels-casinos fabuleux sortaient de terre à marche rapide et les bordels suivaient le même mouvement. Lucky ball, bingo, loto, jeux de dés et de cartes : on pouvait tenter sa chance à tous les coins de rue. La marijuana circulait un peu partout. Il n’y avait que peu d’endroits dans la ville où l’on ne trouvait pas un vendeur de drogues, une table de jeu, un homme de main et des centaines de prostituées” : voilà à quoi ressemblait La Havane en 1957, si l’on en croit un ouvrage bien documenté sur la mafia locale, aisément disponible chez tous les bons bouquinistes de la place d’Armes1.
Pas de doute, derrière les folles fêtes et le défilé de stars, cette époque glamour avait son revers. Mais pas de doute non plus, elle avait quand même de la gueule. Est-ce par bon goût ou manque de moyens, on n’a heureusement pas fait table rase de cette période interlope. On en retrouvera l’essence sous les paillettes et les néons du cabaret Tropicana, dans la piscine du Capri, sur les cuirs usés des fauteuils-club de l’hôtel Nacional, sur les grandes avenues bordées de palmiers du quartier Miramar ou, tout simplement, devant le ballet incessant des Buick, Cadillac, Chevrolet, Studebaker ou des coupés Pontiac livrées depuis plus d’un demi-siècle à l’ingéniosité des mécaniciens cubains…
La Havane, “la ville aux mille colonnes”, c’est bien sûr des maisons aux arcades gracieuses, des lieux patinés, une élégance de conquistador. Mais c’est surtout une ambiance, une sensualité métissée, une nostalgie chavirante qui prend le voyageur corps et âme. C’est sur ces bases que la capitale cubaine envisage son futur, rénovant à qui mieux mieux ses rues pleines de charme.
Au bar, Hemingway
Ce circuit d’un passé intact a sa déclinaison littéraire : la tournée Hemingway, dont les étapes initiales se concentrent dans la vieille ville. La Bodeguita del Médio, où il buvait. Le Floridita, où il poursuivait cette activité. L’hôtel Ambos Mundos enfin, où il se reposait de cette orgie de daiquiris et de mojitos. Mais le parcours se prolonge forcément à la Finca Vigia, la grande maison où l’écrivain finit par s’exiler de 1940 à 1960, à distance respectable – une quinzaine de kilomètres – de ses lieux de débauche favoris afin de se concentrer plus aisément sur son oeuvre. Et pas la partie la plus mineure : de cette demeure encerclée par la forêt tropicale sont sortis Pour qui sonne le glas et Le vieil homme et la mer… Manifestement, le lieu est inspirant. “Paris, l’Espagne, Cuba et sa ville natale : voilà les quatre endroits auxquels l’auteur était le plus attaché”, rappelle la directrice du musée Hemingway en recevant ses visiteurs dans le garage où il parquait autrefois ses sept voitures. Les soubresauts de l’Histoire sont venus brutalement retirer le vieil homme de ce havre de paix où il comptait bien, pourtant, prolonger son séjour : “quand ses amis lui demandaient pourquoi il restait à la Finca Vigia, Hemingway répondait : ‘parce que c’est à un quart d’heure du golf, que je peux raccrocher le téléphone et que je peux organiser des combats de coqs sans être embêté’ ”…
Rêvant de sa prochaine expédition sur le Pilar – son yacht amarré au petit port de pêche de Cojimar –, Hemingway l’avait bien compris : à Cuba, tous les chemins mènent à la mer. Et il est rare que les visiteurs de passage à La Havane achèvent leur séjour sans avoir goûté au plaisir des eaux claires et chaudes de l’océan ou de la mer des Caraïbes. En partant de la capitale, plusieurs options sont possibles. Il y a la solution la plus simple : les Playas del Este, à 20 kilomètres à peine. Il y a aussi la solution de facilité avec ce haut lieu du tourisme de masse qu’est Varadero et ses 15 000 chambres réparties sur une cinquantaine d’hôtels gérés par les grandes chaînes cubaines ou étrangères. Mais puisqu’on est dans le glamour, autant y rester et aller chercher un peu plus loin un point de chute plus singulier, parmi les 5 746 kilomètres de côtes que compte l’île.
Luxe au naturel
Depuis quinze ans, cette singularité porte un nouveau nom : Cayo Santa Maria. On rejoint cet îlot évadé dans l’archipel des “Jardins du roi” par une nouvelle route d’une cinquantaine de kilomètres courant entre l’océan et la mangrove. Depuis l’ouverture de la voie en 1999, onze hôtels sont déjà venus s’installer à Cayo Santa Maria, presque tous des cinq étoiles. On compte déjà 6 700 chambres sur le Cayo ; on en comptera sans doute 6 000 de plus d’ici quelques années. De quoi combler les voeux de dépaysement, mais aussi de raffinement. “Le luxe au naturel : c’est notre signature, explique la représentante locale de l’agence Gaviota, à qui a été confiée l’exploitation touristique de Cayo Santa Maria. Ici, on n’a pas coupé la mangrove et nous veillons à ce que l’installation d’un nouvel hôtel n’empiète jamais sur la nature”. De quoi garantir un peu de paix dans le décor, même si le Cayo compte déjà quelques équipements (une marina, un delphinarium, deux villages touristiques…) qui permettent de varier les plaisirs.
Les joies de la route
La Havane, la plage, mais aussi les ruelles colorées de Trinidad, les manufactures de cigares de Pinar del Rio ou les mogotes de la vallée de Viñales, ces collines étranges et lointaines cousines des pains de sucre de la baie d’Halong ou de Guilin… Pas de doute, pour voir du pays, il faudra faire pas mal de route ; même si l’on envisage de limiter son parcours à la moitié Ouest de l’île. Mais à Cuba, cette contrainte n’a pas forcément le goût du pensum. Ici, même l’autoroute n’a pas de barrière de sécurité et la vie pénètre sans difficulté sur toutes les artères, rompant en permanence la monotonie de la succession de palmiers et de champs de cannes à sucre.
Chemin faisant, on croise une foule d’autostoppeurs, des vendeurs ambulants proposant aux conducteurs grappes d’oignons, goyaves et poulets rôtis, des peintures murales ou des affiches de propagande furieusement colorées. On rencontre également tous types de véhicules parmi lesquels on peinera à distinguer le plus désuet, entre le vieux camion russe qui rétrograde bruyamment en quittant l’autopista et la carriole hors d’âge qui dévale les ruelles de Trinidad. Car sur la route comme ailleurs, on vient à Cuba chercher l’été, mais aussi l’antan.
Las Terrazas – C’est bio et c’est beau
Chassez le naturel, il revient à petits pas. La preuve à Las Terrazas, à une heure de route à l’ouest de La Havane. Las Terrazas, c’est l’histoire d’un coin de la Sierra del Rosario dévasté au début du XIXe siècle par l’amateurisme de planteurs de café novices – et français – chassés d’Haïti par la révolution d’indépendance. C’est l’histoire d’un lieu ravagé une seconde fois après 1860, avec le remplacement des planteurs de café par des planteurs de cannes à sucre tout aussi indélicats. C’est l’histoire, enfin, d’un projet écologique majeur, né à la fin des années 1960 et visant à reboiser ces 5 000 hectares que l’on donnait pour perdus pour la nature. Un plan à trois objectifs : éviter l’érosion du sol, améliorer les conditions de vie des habitants et, aussi, donner une possibilité supplémentaire aux soldats de se cacher en cas de conflit.
Près d’un demi-siècle plus tard, le changement de décor est saisissant. 800 espèces de plantes et d’arbres ont redonné vie aux collines – déclarées Réserve de biosphère par l’Unesco dès 1984 – survolées par plus d’une centaine d’espèces d’oiseaux, dont l’omniplanant urubu à tête rouge. Au milieu de tout ce vert, le projet de relogement des habitants a donné naissance à une barre d’immeubles horizontale et colorée, contrastant de façon saisissante avec le côté sauvage du lieu. Las Terrazas donne à voir un autre versant de l’“expérience cubaine” et elle vaut vraiment le détour. Les possibilités sont nombreuses pour les groupes incentive. Ils pourront se cultiver en visitant les vestiges parfaitement restaurés d’une ancienne plantation de café.
Ils pourront aussi randonner à pied, à cheval, en vélo ; ou plonger dans les piscines naturelles de la rivière San Juan ; ou bien glisser le long d’un fil sur les cinq étapes du grand circuit de tyrolienne qui court au-dessus de la forêt et du lac. Ils pourront encore se reposer à la Casa del Campesino où les fondamentaux de la cuisine cubaine (riz, haricots, poulet, ragoût de boeuf, chips de malanga…) prennent une saveur particulière par la grâce de la cuisson au charbon de bois. Ils pourront enfin séjourner à l’Hôtel Moka, où l’arbre qui traverse le lobby rappelle avec majesté la vocation bucolique d’un lieu où le chant du coq est, au final, la seule nuisance sonore. Ce dont on s’accommode sans peine…