
Le trajet entre l’aéroport de Glasgow et le centre- ville n’excède guère 15 minutes, davantage qu’il n’en faut à Jack le taxi pour résumer sa vision des relations France-Écosse : « C’est ici, en 2002, que Zidane a marqué le plus beau but de sa carrière, une reprise du pied gauche restée célèbre sous le nom de ‘la volée de Glasgow’ ! » Zidane jouait alors à Madrid, mais qu’importe : ce rappel vaut tous les mots de bienvenue dans une région à la fois fanatique de foot, mais surtout liée à la France depuis le Moyen-Âge. La « Auld Alliance » entre la France et l’Écosse, contre l’Angleterre, culmine durant la guerre de Cent Ans et se poursuit durant près de trois siècles, tissant des liens économiques, culturels et affectifs qui perdurent. Ce qui explique que Hume, Adam Smith, Walter Scott, Robert Louis Stevenson et tous les éminents intellectuels écossais voyageront en France. Quant à Charles Rennie Mackintosh (1868-1928), l’architecte dont la ville célèbre cette année le 150e anniversaire, il s’établira plusieurs années dans la région de Collioure.

Le célèbre portrait de Mackintosh, arborant moustache élégante et ample lavallière, est affiché partout dans la cité. Il annonce la grande exposition que lui consacre cette année le Kelvingrove Museum*. Edifiée en 1888 dans un style baroque espagnol, cette bâtisse monumentale flanquée d’une noria de tourelles trône dans le chic et très vert West End, à un jet de pierre de Finnieston. C’est-à-dire le quartier des docks laissés à l’abandon il y a 20 ans et désormais l’un des plus hype de Grande-Bretagne. L’exposition, au-delà des plans, photos et maquettes de bâtiments, replace le travail du créateur dans le contexte artistique de l’époque et met en lumière les créations du groupe que Mackintosh constitua avec trois autres étudiants au milieu des années 1890, dont l’artiste Margaret MacDonald qui deviendra son épouse. Influencé par le japonisme, le symbolisme, l’imagerie celtique et le mouvement Arts & Crafts, « The Four » invente ce qui deviendra le Glasgow Style, l’Art nouveau écossais, une production se déployant sur une vaste palette de supports : céramique, mosaïque, vitrail, travail du métal, pochoir, broderie, design graphique, aménagement intérieur, mobilier et architecture.

* Charles Rennie Mackintosh, Making the Glasgow Style, Kelvingrove Museum (jusqu’au 14 août 2018)
Fétiche de la grande bourgeoisie
Les Quatre exposent à Liège, Londres et Vienne et s’imposent comme les artistes fétiches de la grande bourgeoisie glasgowienne, fondée sur la prospérité éclair qu’a connu la ville dont la population a bondi de 200 000 habitants en 1835 à plus d’un million en 1935. Sans cesse réaménagé pour accueillir des navires de tonnage toujours plus important, le port créé sur la Clyde – le fleuve traversant Glasgow – est un des plus actifs du XIXe siècle, la grande plaque tournante des échanges commerciaux avec les États-Unis. Ses abords abritent une industrie métallurgique et mécanique de pointe qui produit fonte et acier par millions de tonnes. Un quart de la production mondiale de locomotives à vapeur sort de ses usines, tandis que les chantiers navals sont à l’époque les plus grands du monde. Les navires « Clydebuilt », c’est à dire construits sur les rives de la Clyde, voguent sur toutes les mers du globe. Nombre de paquebots mythiques de la Cunard Line sont nés ici, dont le Lusitania (1907), le Queen Mary (1934), le Queen Elizabeth (1938)… Considéré comme le père de la construction navale, l’un des fondateurs de la compagnie, l’ingénieur Robert Napier, est un enfant de Glasgow.
Au Riverside Museum, musée des transports implanté sur une friche industrielle bordant le fleuve, une gravure du XIXe siècle restitue l’activité de l’époque : une cohorte de navires marchands sont agglutinés sur trois rangées le long des berges grouillantes, hérissées de grues cyclopéennes, bordées d’entrepôts et d’usines qui s’étendent jusqu’à l’horizon colonisé par les cheminées fumantes des manufactures. « Nous voilà à l’apogée de Glasgow, fer de lance de la Révolution Industrielle, l’une des villes les plus riches d’Europe« , commente fièrement Bob, l’un des guides du musée. Inspiré par l’architecture portuaire et conçu par Zaha Hadid comme un immense hangar zigzaguant sur la berge, le musée est inévitable pour la richesse de ses collections et sa muséographie vivante, interactive et ludique. Au Riverside, les visiteurs sont invités à s’installer dans les véhicules de transport public exposés, que ce soit les rames de métro ou les tramways dont le premier d’entre eux, entré en service en 1898, a été probablement utilisé par Mackintosh.

Assistant dans une agence d’architecture locale avant d’en devenir l’un des architectes, puis associé à l’âge de 33 ans, Mackintosh n’exerce qu’à Glasgow à son grand désespoir, et pour un cercle d’inconditionnels dont il déplorera qu’il ne s’élargisse pas. Quoi qu’il en soit, visiter les bâtiments qu’il a réalisés ici est une façon agréable de découvrir la ville. La Lightouse, datant de 1895, se dresse en plein centre; il s’agit de sa première commande, une extension des locaux du Glasgow Herald, le quotidien local.
Pour lutter contre les incendies qui ravagent la ville, la municipalité adopte une réglementation obligeant les entreprises à prendre des dispositions. C’est dans ce contexte que l’architecte conçoit cette tour d’angle impressionnante. Tel un donjon-campanile se dressant sur neuf étages, l’ouvrage assume une double fonction. Tout en abritant un réservoir d’eau de 36 000 litres, ce phare de grès rouge à la toiture octogonale constitue simultanément l’enseigne monumentale du journal.

Salles privatisables
Transformé depuis 1996 en centre culturel, le bâtiment abrite un espace d’interprétation sur l’œuvre de l’architecte et des expositions temporaires, mais aussi plusieurs salles privatisables, dont une salle de réunion nichée dans la tour. La plate-forme aménagée à son sommet offre une vision panoramique sur ce quartier commerçant, d’où se détache la silhouette de la tour de l’horloge de Glasgow Central (1879), gare de l’époque victorienne célèbre pour l’immensité de sa toiture en verre à redans.

De là, les Willow Tea Rooms et l’École d’Art de Glasgow, deux œuvres majeures de Mackintosh, se rejoignent par Buchanan Street. L’artère croise Merchant City, le quartier des « Tobacco Lords » qui s’établissent ici au XVIIIe siècle. Premiers à commercer avec les États-Unis et les colonies des Caraïbes, ils bâtissent leur fortune sur l’importation du tabac – 50 % des feuilles acheminées en Europe passent par Glasgow –, mais aussi du coton, du sucre, du rhum et de l’exportation de produits manufacturés vers le Nouveau Monde. Ce sont eux qui façonnent la ville, amorcent son industrialisation, financent la construction de ses rues principales et de ses églises. Ces nouveaux riches, immensément puissants, affichent sans complexe leur statut dans une ville où la condition ouvrière est l’une des plus misérables de Grande-Bretagne.
« Pour se démarquer, les Tobacco Lords avaient leur propre style vestimentaire : un manteau écarlate, une perruque argentée, un tricorne et une canne en ébène à tête d’argent« , explique Nancy Braid, event manager de la Merchants house, siège cossu de la guilde des commerçants, une institution à vocation philanthropique établie au XVIIe siècle et toujours en activité. Mais leur opulence se mesure d’abord au faste de leurs hôtels particuliers de Merchant City. Certains ne sont ni plus ni moins que des palais, comme la demeure néoclassique de William Cunninghame abritant aujourd’hui le Musée d’Art moderne.
Kate Cranston est, elle, la grande prêtresse, non pas du tabac, mais des salons de thé à Glasgow. Des diverses réalisations que Mackintosh conçoit pour elle, la plus marquante et la plus représentative de sa liberté stylistique est sans nul doute les Willow Tea Rooms, inaugurées en 1904. Pour le quatrième établissement du concept qu’elle promeut habilement – le salon de thé chic et respectable comme alternative aux pubs bruyants et enfumés –, cette ardente militante de l’abstinence alcoolique laisse carte blanche à l’architecte, pourtant poivrot notoire…
Aux Willow Tea Rooms, « Toshie », comme le prénomment ses intimes, ne joue plus comme auparavant un rôle de décorateur, mais de créateur total : il s’agit, cette fois, de remanier un immeuble de fond en comble et d’élaborer l’ensemble de l’aménagement intérieur. En plus d’un travail novateur sur la façade, il conçoit un dispositif où chaque élément concourt à créer un univers onirique. Mobilier, luminaires, miroirs et claustras composent un havre de paix harmonieux dans ses moindres détails ; une atmosphère lumineuse et raffinée qui contraste avec les obscurs intérieurs victoriens. Du porte-manteau à la petite cuillère, tout est invention. En témoigne, par exemple, la chaise de la caissière au dossier semi-circulaire figurant un arbre. Une pièce conceptuelle unique de meuble courbe, mais conçu avec des bois droits ; un vrai défi technique…

Œuvre sophistiquée
« Débarrassez-vous de tous les tuteurs – ceux qu’offrent la tradition et le pouvoir – et partez seuls. Rampez, trébuchez, mais partez seul« , conseillait le concepteur aux artistes en herbe. Sa créativité s’éprouve aussi à 500 m de là, à la Glasgow School of Art, conçue en deux phases (1897-1899 /1907-1909). Au nord, un manoir écossais semble enchâssé dans une façade qui pourrait évoquer un bâtiment industriel, mais l’architecte le parsème d’une famille d’éléments décoratifs en fer forgé aux motifs précieux. Austère, minérale et partiellement aveugle, l’une des façades suggère une forteresse, tandis que l’autre, trouée de baies vertigineuses, adopte une disposition ultra moderne pour l’époque. Ces longs pans vitrés éclairent la bibliothèque de l’école, œuvre d’architecture dans l’architecture globale. Fondée sur une charpente à la géométrie sophistiquée, elle est comme un meuble. Victime d’un incendie en 2014, cette pièce maîtresse de Mackintosh devait rouvrir ses portes au public en 2019, avant que le feu ne vienne une nouvelle fois le ravager en juin dernier.
Après la Glasgow School of Art, l’architecte, alors âgé de 41 ans, ne construira rien de plus. Il a réalisé en tout et pour tout une quinzaine de projets – privatisables pour la plupart – dont une école primaire, une église, désormais siège de la Charles Rennie Mackintosh Society, et la Hill House, actuellement en cours de restauration, à Hellensburg, au nord-ouest de Glasgow. Découragé par l’absence de commande, il part un temps à Londres, puis s’installe en France dans les Pyrénées-Orientales. À Port-Vendres, il peint des paysages écrasés de lumière pratiquement jusqu’à sa mort. Robert Mallet-Stevens, à qui l’on demandait ce qu’il ferait s’il était Dieu, répondait ceci : « Je dessinerais comme Mackintosh« .
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