« Mettre tous les curseurs à fond » : Laurent La Rocca, CEO de the Treep

L'année 2023 verra-t-elle la réservation de voyages d'affaires prendre un tournant durable ? Laurent La Rocca, CEO de the Treep, veut y croire.
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Laurent La Rocca, CEO de the Treep

Comment envisagez-vous 2023 dans le secteur du voyage d’affaires ? A quelles grandes tendances doit-on s’attendre ?

Laurent La Rocca – En 2023, nous anticipons un contexte marqué par des facteurs tels que l’inflation, les enjeux sociaux, mais également les enjeux écologiques qui sont de plus en plus visibles. Du fait de ces différents facteurs, le secteur du voyage d’affaires ne reviendra probablement pas à la normale pré-covid.

Les enjeux environnementaux ne risquent-ils pas d’être relégués au second plan dans un contexte de forte hausse des tarifs ?

Laurent La Rocca – Au contraire, notre vision est basée sur une pratique du voyage plus responsable, avec des voyages moins fréquents et plus décarbonés. Le fait de privilégier les voyages essentiels permet non seulement de réduire l’empreinte carbone des entreprises, mais également de mieux gérer leur budget.

Le rapport au voyage d’affaires évolue-t-il, contraint par les enjeux environnementaux ?

Laurent La Rocca – C’est une thématique sur laquelle nous avons beaucoup travaillé dans notre parcours sur la Convention des entreprises pour le climat. 150 entreprises se sont réunies pour repenser les business models, notre manière de travailler, et essayer de contribuer à cette transition écologique. Il s’agit de définir comment nous allons réduire de 50% nos émissions de CO2 d’ici 2030. Ce ne sont pas des petits pas qui vont permettre d’atteindre cet objectif. Il faut mettre tous les curseurs à fond. Et tout le monde scrute le business travel car nous sommes encore dépendants de l’aérien, de la voiture aussi… Il y a des solutions avec le réseau ferré, il y a des hôtels éco-responsables, des véhicules électriques, mais ça ne couvre pas tous les besoins. Il faut réfléchir à comment voyager mieux. Et voyager mieux, cela signifie quelquefois éviter de voyager, même si c’est difficile à dire pour un logiciel de réservation ! Il faut faire cette remise en cause et aider les entreprises à distinguer les voyages essentiels des voyages non essentiels, auxquels peut se substituer la visioconférence, car les entreprises le demandent.

Comment répondre concrètement à cette demande ?

Laurent La Rocca – Nous travaillons justement en R&D sur des algorithmes qui permettraient, en fonction de différents critères d’essentialité, de distinguer les voyages essentiels ou non. Par exemple, il y a tel motif de voyage, je dois aller voir un client pour boucler une affaire, je ne l’ai pas vu depuis six mois, l’enjeu financier est très élevé : quel que soit le moyen de transport que je vais utiliser, il faut que j’y aille. Et il s’agit ensuite d’enclencher une stratégie de neutralisation carbone. Mais il y a aussi beaucoup de voyages non essentiels, si l’on est sur une fréquence de contacts élevée par exemple. On travaille sur un outil qui mettrait tout le monde d’accord avec des critères rationnels.

Quels seraient ces critères ?

Laurent La Rocca – Il y a les critères « classiques » comme la durée, le prix, l’empreinte carbone, mais aussi les risques sanitaires et sécuritaires, les enjeux financiers… L’aspect social est important également, que ce soit avec ses clients ou avec ses équipes, car quand tout se passe en visio, la culture d’entreprise se délite. La date des derniers rendez-vous en présentiel est donc aussi prise en compte. Il y a certains motifs de déplacements qui limitent fortement sa substituabilité : une gestion de crise, une signature, une expertise sur site. Il y a toujours des solutions, mais c’est plus complexe que de se déplacer. Nous sommes en train de modéliser cette substituabilité du voyage par la visioconférence.

Si ces décisions sont automatisées par la technologie, que devient le travel manager ?

Laurent La Rocca – Le travel manager n’a pas réponse à tout. Il établit une politique voyages, met en place des contrats pour mieux acheter, mais arbitrer ces situations complexes, multifactorielles, n’est pas simple. Ce qu’on va chercher, c’est de la concorde entre le voyageur et son manager. Par exemple, un directeur commercial un peu “à l’ancienne” peut être persuadé qu’un bon commercial n’est jamais au bureau, qu’il est toujours sur le terrain. Or aujourd’hui le monde a changé : des deals ont eu lieu à distance. Il faut mettre tout le monde d’accord avec des raisons objectives.

Comment expliquer qu’un vol de point à point entre Paris et Marseille puisse encore être privilégié par un voyageur d’affaires ?

Laurent La Rocca – Le programme de fidélité peut jouer un rôle… Quelque part, les miles sont l’ennemi du voyage responsable. Il y a un sujet là-dessus, il y a des habitudes… D’où l’intérêt des stratégies de nudges, pour mettre en évidence la réalité : un voyageur peut parfois même perdre du temps et de l’argent pour émettre 80 à 100 fois plus de CO2. Si des comportements climatosceptiques persistent, il faut mettre des règles en place. Il y a des PVE écoresponsables dans lesquelles on ne peut simplement pas réserver l’avion lorsqu’il n’est pas assez performant par rapport au train en durée totale.

Quel regard portez-vous sur la décision européenne concernant la possible interdiction des vols domestiques courts quand le train offre une alternative en 2h30 maximum ? Jusqu’où doit-on ou peut-on aller dans cette logique ?

Laurent La Rocca – Le principe de cette mesure nous paraît tout à fait pertinent, mais elle ne nous paraît pas suffisamment ambitieuse. Elle pourrait l’être davantage si elle tenait compte de la durée totale du voyage, c’est-à-dire celle qui considère également le temps d’acheminement vers la gare ou l’aéroport. Le temps utile est également à considérer : les voyageurs d’affaires peuvent plus facilement travailler lors d’un voyage en train. Chez the Treep, nous considérons que si l’avion ne permet pas d’économiser au moins une heure de la durée totale du voyage, le train est à privilégier.

Faut-il instituer un « Duty of sustainability », à l’image du duty of care pour la sécurité des voyageurs ?

Laurent La Rocca – A la Convention des Entreprises pour le Climat, nous militons pour qu’il y ait un vrai engagement de l’entreprise sur des règles et des systèmes qui permettent facilement aux collaborateurs de réduire leur empreinte carbone au minimum. Il n’y a pas que le coercitif, d’autant que cela peut aussi égratigner la marque employeur…

Vous appeliez plus tôt à « mettre tous les curseurs à fond » : le positionnement de the Treep a-t-il évolué vers plus d’exigence ?

Laurent La Rocca – Nous avons revu notre principe : il ne s’agit plus juste d’essayer de réserver bas carbone, mais de remonter d’un cran. Nous sommes dans la démarche « éviter, réduire et après éventuellement compenser ou neutraliser ». Mais à la fin des fins, si on ne fait que de la compensation carbone en plantant des arbres, c’est du greenwashing. Il faut commencer par éviter ce qui n’est pas nécessaire.

La logique économique des acteurs du voyage d’affaires est-elle compatible avec ce discours et surtout avec son application concrète ?

Laurent La Rocca – Il est important pour nous de s’inscrire dans cette dynamique, même si c’est un discours difficile y compris pour nous. L’un des problèmes du business travel, c’est le modèle économique, basé sur du transactionnel. Il va falloir regarder si les décisionnaires sont prêts à accepter de changer de business model et à payer pour du service de manière constante, quel que soit le volume. C’est utopique car à l’heure actuelle il y a un fort attachement au transactionnel. Mais en évoluant, en désindexant les business models du transactionnel, on n’aurait plus cette approche écocide : « plus on vend de voyages mieux on gagne notre vie ». Il faudrait que les clients soient prêts à rémunérer sous la forme d’un abonnement, et c’est compliqué. C’est pour ça que le changement part aussi des travel managers, des acheteurs. Il faut accepter de lisser la rémunération, quitte à revoir les forfaits à la hausse ou à la baisse selon l’évolution.

« Utopique » selon vous ?

Laurent La Rocca – J’emploie un mot fort car aujourd’hui le modèle est très majoritairement transactionnel. Mais il y a de nouveaux acteurs, il y a des start-up qui proposent des formules d’abonnement.

Doit-on repenser en profondeur l’organisation des réunions, des rendez-vous ?

Laurent La Rocca – Nous travaillons sur un concept intéressant : le « go between ». Je dois aller à un rendez-vous à Berlin. Les deux interlocuteurs conviennent de se rejoindre en train à mi-chemin. Cela demande un investissement de la part de la personne visitée, mais la facture pour la planète est largement revue à la baisse par rapport à un trajet seul en avion.

The Treep s’est focalisé d’emblée sur le credo durable. Depuis, le positionnement est devenu « mainstream ». Ne craignez-vous pas de rentrer dans le rang en étant rejoints par les autres acteurs du business travel ?

Laurent La Rocca – Il est toujours intéressant d’être plusieurs à travailler sur un dossier. On ne gagnera que si l’exception devient la règle. Nous n’avons pas peur car nous continuons d’innover, notamment sur le concept d’essentialité du voyage que j’évoquais. Nous menons des travaux R&D, et d’ailleurs nous sommes transparents sur nos projets puisqu’on en parle, et que cela pourrait inspirer certains de nos concurrents. Nous n’avons pas la culture du secret, nous sommes dans un esprit d’open innovation. Il peut être intéressant que plusieurs acteurs se mettent à travailler sur ce concept de voyage essentiel. Pour nous, cette première étape d’évitement fait partie de la solution. Les entreprises l’attendent, elles le font même déjà instinctivement. Nous sommes d’ailleurs déjà en train de faire des expérimentations avec une entreprise publique pour notre première version de l’algorithme. Nous travaillons aussi beaucoup sur la mesure. Nous cherchons à ce que nos données soient au plus proche de la réalité. Nous avons fait des recherches pendant un an et demi sur toutes les méthodologies existantes. Nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il n’y a pas de méthodologie parfaite, mais que l’on peut combiner différentes méthodes pour proposer un nouvel algorithme qui va reprendre plusieurs critères. La mesure sur l’hôtel aussi est importante. Aujourd’hui c’est une catastrophe. L’ADEME fournit une moyenne à la nuitée en France, car le mix énergétique est connu. Mais à l’échelle internationale, c’est l’inconnue totale. On fait des travaux de recherches pour pouvoir prendre en compte le mix énergétique des pays, faire des calculs en fonction du nombre d’étoiles… Nous travaillons pour sortir notre propre méthodologie permettant de calculer l’empreinte carbone au plus près.