Coworking : le début du commencement

Les outils technologiques aidant, le monde professionnel se fait de plus en plus nomade. Dans ce cadre, les espaces de coworking commencent à imposer leur atmosphère communautaire, décalée, très “génération Y”. Un phénomène de société que les centres d’affaires entendent reprendre à leur compte.

Anciennement connu sous le nom de Silicon Sentier, Numa démontre le dynamisme de la French Tech en hébergeant une foule de start-up dans ses espaces de travail.

Brooklyn à New York, Shoreditch à Londres, Kreuzberg à Berlin, Malasana à Madrid, l’Est parisien : tous les lieux où la gentrification suit son cours se sont mis en mode coworking. Rares, en effet, sont les quartiers à la pointe des grandes métropoles à n’avoir vu apparaître des espaces de travail au design étudié, fait de meubles vintage ou de récup’, où les acteurs de la bohème digitale ont pris leurs habitudes. Un vrai phénomène de société ? Sans nul doute. Et mondial de surcroît, car ce mouvement a essaimé jusqu’à Nairobi, Belo Horizonte, Guadalajara, Bakou ou Yangon, où des start-up dynamiques participent au boom économique de leurs pays et trouvent dans ces lieux un terreau favorable à leur développement.

De franchement alternatifs au milieu des années 90, quand les tenants du logiciel libre délaissaient un temps leurs écrans d’ordinateur pour se rencontrer dans les premiers hackerspaces, les espaces de travail partagés sont progressivement entrés dans les moeurs. À la fois observateur et accompagnateur de cette tendance, le site internet Deskmag recensait 30 espaces de coworking dans le monde en 2006 ; ils étaient 2 490 en 2013 et probablement beaucoup plus aujourd’hui.

Coworking

Si cet univers est assez morcelé, plusieurs réseaux se sont petits à petit structurés. Le groupe Urban Station compte ainsi une vingtaine d’adresses en Amérique latine, alors qu’Impact Hub propose à ses membres plus de 70 adresses sur les cinq continents. Plus emblématique encore, WeWork est aujourd’hui présent dans toutes les métropoles clés des États-Unis ainsi qu’à Londres, Amsterdam et Tel-Aviv. De tour de table en tour de table, cette success-story à la Airbnb ou à la Über est devenue une “licorne”, c’est-à-dire l’un de ces champions des nouvelles technologies valorisés à plus d’un milliard de dollars. Ce qui devrait permettre d’asseoir le développement du groupe, afin de passer rapidement d’une vingtaine d’établissements à une soixantaine.

Comme souvent, la France s’est mise sur le tard au coworking – La Cantine a ouvert à Paris en 2008 – , mais a depuis largement recollé au peloton. Selon Bureaux à partager, une plateforme de réservation en ligne, le pays comptait 250 espaces fin 2014. Des petites structures ont fleuri ça et là, jusqu’à Belfort et Saint-Denis de la Réunion. Des clusters créatifs comme îlink à Nantes et Darwin à Bordeaux se sont installés dans de nouveaux éco-quartiers, regroupant pépinières d’entreprises et espaces de travail.

À Paris, l’incubateur Numa est rapidement devenu le lieu de ralliement des start-up du Silicon Sentier, au point d’être soutenu financièrement par la MAIF ou Leroy Merlin, intéressés par les idées qui pourraient germer au sein de ce laboratoire de l’innovation à la Française. En attendant fin 2016 l’ouverture d’un nouveau haut lieu de la French Tech, la Halle Freyssinet, un ancien hangar de la SNCF racheté par Xavier Niel, le patron de Free, en train d’être transformé par l’architecte Jean-Michel Wilmotte et qui devrait abriter sous son toit près de 1 000 start-ups dans de vastes espaces de travail partagés.

Travailler chez soi n’est pas aussi confortable qu’on pourrait le penser

Ce sont bien sûr la banalisation des outils informatiques nomades et l’envol des données dans le cloud qui ont permis à tous ces lieux d’éclore, autorisant un nombre croissant de professionnels à travailler depuis n’importe où. Les indépendants sédentaires – créatifs, freelances, professions libérales – ont été les premiers à adopter ces lieux très tendance. “Travailler chez soi n’est pas aussi confortable qu’on pourrait le penser”, souligne Jean-Yves Huwart, fondateur de la conférence Coworking Europe. Étroitesse des appartements dans les grandes villes, absence de frontières entre vie privée et vie professionnelle, distractions potentielles : tous ces éléments ont plaidé en faveur de ces espaces de travail partagés. D’autant que ceux-ci proposent des solutions abordables, autour de 350 euros le mois à Paris et de 225 euros en province, englobant entre autres l’accès à un poste de travail et l’internet haut débit.

L’humain avant tout

Cependant, et c’est presque paradoxal à l’heure du tout digital, ce que les “coworkers” viennent rechercher, c’est avant tout de l’humain. “C’est moins une infrastructure qu’attendent ces professionnels que le fait de se sentir entre pairs, remarque Jean-Yves Huwart. Alors qu’on peut très bien travailler gratuitement chez soi ou dans un café, ils préfèrent payer pour une atmosphère, un bien-être social.” En 1989 déjà, le sociologue américain Ray Oldenburg prédisait dans son livre The Great Good Place le rôle majeur que devraient jouer à l’avenir ces “tiers lieux” qui se posent en alternative au bureau et au domicile. “La vie sans communauté a produit, pour beaucoup, un mode de vie consistant principalement à faire la navette entre le domicile et le lieu de travail. Or, le bien-être social et la santé psychique des individus dépendent de la vie en communauté.

Les exploitants d’espaces de coworking ont bien compris cette dimension émotionnelle qui dépasse le simple fait d’offrir toutes les commodités pour travailler efficacement. L’atmosphère, ça compte ; ça rend plus productif, et en plus, ça permet de densifier son réseau professionnel. Aussi, presque avant tout, ces espaces de travail se considèrent comme des lieux de vie où les idées s’échangent entre professionnels d’horizons différents, des communautés où les collaborations se cimentent autour d’événements fédérateurs comme des dîners en commun ou des conférences animées par l’un ou l’autre des membres.

Un temps confiné aux milieux créatifs, cet état d’esprit déborde aujourd’hui sur le monde policé des entreprises. “Le coworking n’est qu’une facette d’une évolution beaucoup plus large, estime Jean-Yves Huwart. De la même manière que l’informatique s’est envolée vers le cloud, le lieu de travail va se décentraliser. Alors que la force de production s’essaime, le modèle où tout renvoie vers le siège de l’entreprise n’est plus représentatif. Bien sûr, cela ne va pas prendre six mois, plutôt des décennies.” En attendant, de nombreuses multinationales se mettent au télétravail avec, ça et là, des accords autorisant les salariés à travailler de chez eux, un voire plusieurs jours par semaine. Tirée d’un côté par l’essor des nouvelles technologies, cette transformation est poussée de l’autre par les nouvelles générations de collaborateurs qui frappent à la porte des entreprises. Au coeur de leurs aspirations : le dépassement du lancinant métro-boulot-dodo qui rythme le quotidien dans les grandes métropoles, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée et, aussi, une plus grande autonomie. Bien sûr, certains freins restent encore à lever pour aller plus loin dans cette évolution, notamment les vieux réflexes hiérarchiques. Habitués à avoir leurs ouailles sous leurs yeux, certains managers très Ancien Régime ont un peu de mal à l’idée d’aller d’une organisation verticale vers une gestion humaine basée sur la confiance, charge aux salariés de tenir leurs objectifs. Une révolte ? Non, une révolution…

Fermée dans les années 80, la Wonder Bread Factory de Washington ne multiplie plus les petits pains. Ce lieu industriel historique a été transformé par WeWork en espaces de travail décontractés, façon loft.

Lieux satellites

Les centres d’affaires entendent bien exploiter l’émergence du télétravail. Habitués à offrir aux entreprises une approche immobilière modulable avec des contrats de location de bureau allant de la journée à l’année, ils ajoutent à leur palette des espaces de travail flexibles. “De plus en plus de grands groupes poussent à l’entrepreneuriat, notamment pour alléger leur masse salariale ou réorganiser l’immobilier, remarque Grégory Ortiz, directeur marketing de Multiburo. Ils peuvent être prêts à offrir à leurs employés des solutions de télétravail dans des lieux satellites, à condition que tout cela soit inscrit dans un univers professionnel avec de la fibre optique, un mobilier ergonomique”. Surfant sur la tendance coworking, Multiburo a lancé les Spot en 2013, espaces collaboratifs intégrés aux centres d’affaires offrant des postes de travail et des bureaux fermés sans réservation, mais aussi des petites stations pour téléphoner en toute intimité, le tout dans une ambiance lounge avec cafeteria. Après Neuilly, La Défense, Paris, Nantes, et Lille, des Spot ont ouvert récemment à Toulouse et Anvers ; viendront ensuite Bruxelles et Marseille en 2016. “Les Spot font désormais partie de notre modèle en parallèle de nos salles de réunions et de nos bureaux privatifs, explique Grégory Ortiz. Cependant, les bureaux privatifs restent toujours notre plus forte demande, notre coeur de métier. C’est d’ailleurs un objectif d’évolution pour les entrepreneurs. Je commence par un poste de travail au Spot, avec l’ambition d’avoir ensuite un vrai bureau, puis, étape suivante, tout un plateau.

Leader mondial avec plus de 3 000 centres d’affaires dans le monde, Regus ajoute aussi la carte coworking à son offre et transforme certains plateaux de bureaux traditionnels en espaces Campus. “Ils ont connu une accélération très forte en 2015 et on va continuer à les décliner, explique Christophe Burckart. On a retravaillé le look avec un design plus moderne. Si historiquement, le monde du travail privilégiait des bureaux fermés, la nouvelle génération a une approche plus cool, plus communautaire. On ne s’interdit d’ailleurs pas d’ouvrir des centres intégralement dédiés au coworking.

Regus s’est notamment allié à la Caisse de Dépôts et Orange pour lancer le concept Stop & Work. Si jusqu’ici les espaces de coworking se sont le plus souvent implantés en centre-ville ou dans les quartiers en devenir, les trois partenaires entendent aller à la rencontre des télétravailleurs en installant des “centres de téléprésence” à proximité des secteurs résidentiels. “Le premier a ouvert à Fontainebleau l’an dernier, et un autre apparaîtra bientôt à Beauvais, précise Christophe Burckart. Le développement devrait s’accélérer prochainement.” Alors que le Grand Paris se dessine, les Stop & Work participent à leur manière à un aménagement du territoire plus “durable”. Ainsi, au lieu de faire une heure de transport chaque matin et chaque soir pour se rendre à La Défense, les collaborateurs n’auront que quelques minutes à faire en voiture ou, mieux, à pied ou à vélo, pour retrouver dans ces “télécentres” un environnement professionnel – des espaces de travail ouverts, des bureaux privatifs, des salles de réunions, une connectivité très haut débit, de la visioconférence – auxquels les salariés n’ont pas accès à leur domicile.

Un design épuré et un esprit d’entraide : c’est avant tout une atmosphère que viennent rechercher les coworkers dans ces tiers lieux très tendance.

À côté des centres d’affaires, une multitude d’acteurs parie sur un monde du travail plus flexible. Des plateformes en ligne comme Liquid Space aux États- Unis ou Bureaux à Partager et Deskup en France s’inspirent du modèle d’Airbnb pour se poser en intermédiaires entre les propriétaires de bureaux et les professionnels en quête d’espaces. Mieux, plus proche encore du modèle du célèbre site de location d’appartements, Office Rider propose à des particuliers de louer leur appartement en tant qu’espace de travail à la journée. Surtout, et dans un genre bien moins virtuel, deux géants de l’immobilier, Bouygues et Nexity, ont récemment lancé leurs propres concepts. Alors que Nexity offre déjà cinq adresses Blue Office en première et seconde couronne parisienne, Bouygues Immobilier a célébré en juin dernier l’ouverture de son premier Nextdoor à Issy-les-Moulineaux. Ciblant à la fois les start-ups et les grandes entreprises, le centre Nextdoor organise sur trois niveaux 225 postes de travail équipés, 70 places de coworking et pas moins de 13 salles de réunions ou de visioconférence.

Alors que la flexibilité au travail n’en est qu’à ses balbutiements, ces initiatives seront-elles couronnées de succès ? Si la croissance du nombre de travailleurs indépendants devrait assurer une demande importante pour les espaces collaboratifs, la réponse est moins évidente en ce qui concerne les entreprises. “Pour l’instant, leur appétence pour les tiers lieux est quasi inexistante, explique Cécilia Durieu, directrice associée du cabinet Greenworking. Pour plusieurs raisons : d’abord parce que les entreprises ne souhaitent pas payer à la fois pour un siège vide dans leurs locaux et une place dans un espace de téléprésence, mais aussi pour des raisons de confidentialité. Du côté des salariés, l’intérêt est aussi limité. S’ils restent chez eux une fois par semaine, ce n’est pas pour perdre du temps dans les transports ou quitter un open space pour en retrouver un autre. Pour réfléchir, le calme du domicile reste plus approprié.

Les entreprises sont à la recherche du modèle le plus efficace, remarque Nathanael Mathieu, fondateur de Neonomade. Aujourd’hui, elles ont tendance à encadrer le travail à domicile. Mais la question se pose de donner accès à des tiers lieux à ceux qui ne veulent pas travailler de chez eux. Jusqu’à maintenant, on allait au bureau parce qu’on était d’une certaine manière obligé. Dans 10 ans, pour ceux qui peuvent travailler derrière leur ordinateur, on ira au bureau quand on le souhaite, pour se rencontrer ou pour travailler en projet”. L’idée d’espaces de travail collaboratif fait d’ailleurs son chemin au sein des entreprises, mais plutôt en interne. Sur le modèle de Google, certaines réorganisent leurs activités autour de vastes campus à l’image du nouveau siège du Crédit Agricole à Montrouge. Des campus où des espaces de travail inspirants laisseront à chacun la liberté de démontrer leur créativité.

Le nomadisme professionnel se met au coworking

Business Lounge de Regus

À côté de tous ces lieux qui ouvrent çà et là dans les grandes métropoles, les espaces de coworking jalonnent aussi la route des voyageurs nomades. Les grands hubs de transports voient s’ouvrir de nouveaux espaces business permettant de mettre à profit les temps d’attente pour continuer à travailler ou tenir une réunion entre deux trains ou deux avions. Multiburo propose ainsi des Spots à proximité directe des gares de Lille, Nantes et Anvers, dans la gare de Lyon à Paris et bientôt dans celle de St Lazare. De son côté, Regus multiplie les initiatives en partenariat avec la SNCF avec des centres Regus Express intégrés aux gares de Nancy, Bordeaux et du Mans en attendant la gare du Nord à Paris et celles de Lille Flandres et d’Amiens. Le leader mondial des centres d’affaires a également ouvert un Regus Express à l’aéroport de Londres Gatwick et expérimente le concept dans certaines stations-service Shell en France et en Allemagne. Dans le cadre du programme Business World, les cadres nomades peuvent aussi accéder aux postes de travail que Regus met à leur disposition dans 3 000 salons d’affaires dans le monde, contre un abonnement minimum de 39 euros par mois.Cette idée de lieux de travail disponibles pour quelques heures se matérialise aussi au sein des hôtels. Ainsi AccorHotels développe au sein de son enseigne Mercure des espaces EasyWork, composés de petites salles de réunions pour quatre personnes, d’un équipement technologique dernier cri et de tables où travailler dans le calme en buvant un café. La solution compte déjà cinq adresses, au Mercure Gare de Lyon à Paris notamment, mais aussi à Bordeaux Lac et à Nantes. De la même manière, Marriott développe aux États-Unis des business centers collaboratifs Workspring, en partenariat avec le spécialiste du mobilier de bureau Steelcase. Les pionniers du coworking organisent aussi l’ultra nomadisme en se regroupant en réseaux. Fort de 75 sites sur les cinq continents, et bientôt 20 de plus, Impact Hub permet à ses membres de profiter des installations de l’un ou l’autre des centres lors de leurs déplacements. De la même manière, près de 200 lieux – la moitié aux États-Unis – se sont réunis autour du concept de Coworking Visa et offre la possibilité de venir travailler gratuitement dans un des espaces partenaires, pour une période de un à trois jours.