
Elles ont pour nom Mooncard, Qonto, Spendesk et bien d’autres encore. Elles entendent dupliquer dans le monde professionnel le succès des “néobanques” grand public telles N26, Nickel ou Revolut et s’appuient pour cela sur le digital afin de proposer aux entreprises, essentiellement des PME, des services en phase avec l’époque : une gestion ultra simple du compte bancaire comme des moyens de paiement, un processus fluide pour la délivrance des cartes corporate, le tout assorti de notes de frais préremplies pour simplifier le quotidien des cadres nomades.
Bref, une expérience client dans l’air du temps, mais à laquelle les voyageurs d’affaires chevronnés n’étaient pas vraiment habitués. “Quand il paie avec sa carte, le voyageur reçoit dans la foulée une notification sur son smartphone, explique Alexandre Prot, fondateur de Qonto. D’un clic, cela ouvre l’appareil photo du téléphone pour scanner le justificatif, un algorithme s’occupant de toute la partie justificative, y compris l’extraction automatique du montant de TVA. Ainsi, le cadre nomade peut terminer de remplir sa note de frais dans son taxi sans risque de perdre le reçu, tandis que, de son côté, la comptabilité a un état des finances de l’entreprise en temps réel.”

Autres exemples de fonctionnalités, la modification à loisir des plafonds de dépenses – “si un commercial basé à Paris prend des responsabilités plus larges, il suffit de quelques minutes pour lui autoriser les paiements à l’étranger ou relever son plafond pour lui permettre de payer ses hôtels, billets de train ou d’avion”, poursuit-il –, mais aussi la création d’une carte virtuelle en quelques secondes pour les achats en ligne ou encore un support client accessible jour et nuit dans un délai moyen d’un quart d’heure. “C’est un énorme point différenciant, les banques ne répondant jamais vite et rarement bien”, remarque Alexandre Prot.
Si les start-up fintech vont poursuivre leur essor sur le marché des PME, celui des grands comptes reste toujours la chasse gardée des acteurs historiques.
Avec leur savoir-faire high-tech, ces fintechs dessineraient-elles le futur du paiement des déplacements professionnels ? “Cela remet en cause beaucoup de paradigmes. Les lignes bougent”, assure Karim Bennaziz-Houmane, responsable au niveau mondial des équipes commerciales des Cartes Entreprises de BNP Paribas. Les acteurs historiques tremblent-ils pour autant sur leurs bases ? Leurs inquiétudes sont pour l’instant limitées, même si certains grands comptes commencent à tester l’offre de ces start-up dans quelques-unes de leurs business units. “Ce sont des produits attractifs, mais adaptés aux PME qui ont peu de voyageurs et recherchent la simplicité, estime Julie Troussicot, directrice France d’AirPlus International. Par ailleurs, ils n’offrent ni la même qualité de données, ni une gamme complète de solutions de paiement centralisé.”
Si ces start-up fintech vont sans aucun doute poursuivre leur essor sur le marché des PME, celui des grands comptes reste toujours la chasse gardée des AirPlus, American Express, BNP Paribas, Citi, Société Générale et consorts. Leur force première : une couverture géographique mondiale qui, plus que jamais, répond aux attentes des multinationales et de leurs collaborateurs éparpillés de par le monde. “Nos clients privilégient la consolidation de leur programme cartes au niveau mondial avec le moins d’interlocuteurs possibles. Notre accompagnement, qui se fait au niveau global, répond à leur demande”, remarque Karim Bennaziz-Houmane.

Solutions intégrées
S’ils n’ont pas l’agilité propre aux derniers arrivants, ces acteurs historiques ne les ont pas attendus pour fournir aux entreprises des solutions technologiques pour gérer leurs dépenses voyages. Ainsi, la carte logée est-elle apparue il y a plus de deux décennies. Intégrée aux outils de réservation des agences de voyages et faisant le lien avec le compte de l’entreprise, elle a facilité le règlement de toute la partie billetterie aérienne avant d’étendre son champ d’action au ferroviaire, à l’hôtellerie, à la location de voiture… De même, la carte virtuelle, qui permet de payer les fournisseurs n’acceptant pas la carte logée, connaît une croissance continue depuis qu’American Express a lancé son offre vPayment en 2009, suivi par d’autres spécialistes comme AirPlus avec sa carte AIDA ou par BNP Paribas.
Comme tous ces acteurs, la Société Générale proposera, à partir de cet été, une gamme complète de solutions de paiement dématérialisé avec son compte logé assorti d’une option pour la génération de carte virtuelle, le tout renforcé par une assurance couvrant les voyageurs ne possédant pas de carte de paiement. “Avec cette offre packagée, nous pourrons optimiser la réponse que l’on donne à nos clients ; aussi bien ceux qui ont déjà un parc de cartes corporate que ceux qui n’en ont pas, mais qui ont des liens forts avec notre banque et cherchent une réponse à leurs besoins d’optimisation de leurs dépenses voyages”, explique Stéphane Nicaise, chef de produit Cartes commerciales de la banque française.
Cartes logée ou virtuelle, ces solutions dématérialisées ont largement participé à l’optimisation des programmes voyages des entreprises.
Ces solutions dématérialisées ont largement participé à l’optimisation des programmes voyages des entreprises. Et ce, sans même que les voyageurs ne s’en rendent compte, puisque les paiements intégrés aux canaux de l’agence de voyages sont réalisés en amont de leurs déplacements. En faisant remonter des données très précises sur chacun des déplacements, elles offrent une vision claire et consolidée du coût total des dépenses voyages. Vision qui pourrait être encore plus claire demain avec l’apparition d’outils d’analyse décisionnelle. “En retravaillant les données voyages – les paiements, mais aussi les classes de voyages et les lignes empruntées dans l’aérien et le ferroviaire, les catégories d’hôtels -, ces outils facilitent la lecture des informations afin de faire gagner du temps au décideur et de lui donner des leviers de négociation pour ses contrats fournisseurs”, explique encore Karim Bennaziz-Houmane.
En faisant tourner leurs algorithmes, les spécialistes du paiement corporate comptent utiliser leurs données de façon plus ambitieuse. “Notre approche du reporting va changer, dévoile Marie Auzanneau, directrice marketing d’AirPlus France. Aujourd’hui, nous offrons une vision sur l’historique. Demain, nous pourrons faire de l’analyse prédictive afin de proposer aux entreprises des actions concrètes pour diminuer leurs coûts. De la même manière, nous envisageons de créer un index sur le bien-être des voyageurs en fonction du nombre de déplacements effectués, en quelles classes etc.”
En attendant, AirPlus élargit à la fois sa gamme de produits et le spectre géographique de son offre avec le déploiement d’une carte corporate à l’échelle européenne. Non pas qu’AirPlus n’ait pas l’expérience de cette solution de paiement toujours essentielle pour régler les petites dépenses en mobilité, puisqu’elle est distribuée depuis plusieurs années en Allemagne, au Benelux et en Angleterre. “La vraie nouveauté, ce n’est pas la carte en elle-même. Ce qui est unique, c’est de proposer un produit homogène dans 19 pays européens d’ici fin 2020”, remarque Julie Troussicot.

Gestion simplifiée
Annoncé l’an dernier, le lancement de la carte corporate d’AirPlus a cependant pris un léger retard. “Nous avons revu intégralement notre structure IT. Au fur et à mesure que nous sommes entrés dans ce projet de transformation digitale, nous sommes tombés sur un effet pelote de laine, raconte Julie Troussicot : tant qu’à faire ça… autant faire ça aussi… et puis ça encore. Au final, nous avons maintenant un produit abouti et innovant.” Avec, dès son lancement, une gestion simplifiée du programme cartes, l’administrateur pouvant faire évoluer les plafonds en temps réel, mais aussi un processus d’adhésion qui prend une quinzaine de minutes, avec une double identification de l’identité de l’utilisateur, ou encore des alertes SMS lors de chaque transaction.
Sans encore avoir cette fameuse agilité propre aux start-up, les acteurs historiques dotent leurs solutions de fonctionnalités plus adaptées aux attentes actuelles.
L’arrivée des néobanques sur le marché a pour effet positif de stimuler la créativité des acteurs historiques. “Cela nous impose de ne pas nous reposer sur nos lauriers”, souligne Julien Claudon, responsable émission et digitalisation des cartes de Société Générale. Tout en proposant de nouvelles options pour ses cartes corporate – l’une axée sur la sécurité avec un cryptogramme dynamique changeant toutes les demi-heures au dos de la carte, l’autre portant sur l’image de marque avec la possibilité d’afficher le logo de l’entreprise au recto de la carte –, Société Générale revoit aussi son outil de suivi bancaire Sogecarte.net. De son côté,BNP Paribas accompagne la transformation digitale des entreprises avec un nouveau site web qui rend les utilisateurs de plus en plus indépendants. “Plus besoin de passer par un service clientèle, le collaborateur devient autonome dans la modification de ses plafonds, par exemple”, précise Karim Bennaziz-Houmane.
Nécessaire modernisation
Sans encore avoir cette fameuse agilité propre aux start-up qui ont bâti leur offre sur les dernières technologies, les acteurs bien établis sur le marché dotent progressivement leurs solutions de fonctionnalités plus adaptées aux attentes actuelles. Cependant, une autre évolution a été mise en lumière par la nouvelle vague de solutions de paiement corporate : le lien de plus en plus étroit entre le paiement et la partie notes de frais. “Certains grands groupes commencent à remettre en cause la position des acteurs historiques dans ces deux domaines, constate Karim Bennaziz-Houmane. Si nous ne modernisons pas nos approches, les fintechs deviendront des concurrents. Dans ce cadre, nous augmentons nos capacités techniques en interne, tout en mettant en place des partenariats avec des acteurs innovants afin de gagner en efficacité.” Le responsable au niveau mondial des équipes commerciales des Cartes Entreprises de BNP Paribas fait ainsi état de services allant au-delà du simple moyen de paiement, que ce soit un système de préapprobation des dépenses voyages ou de solutions packagées associant moyen de paiement et gestion des notes de frais.
Simplifier au maximum cette tâche hautement chronophage suscite une multitude d’innovations, bien sûr chez les fintechs, mais aussi chez Sodexo et Edenred. Ainsi, pour sa Carte Business – nouveau nom donné en début d’année à la solution Ticket Travel Pro –, Edenred couple le paiement par carte MasterCard avec un module de notes de frais développé en interne, et récemment amélioré, ou avec la plate-forme de gestion en temps réel des dépenses professionnelles développée par la start-up Jenji. “À travers ses implantations en Europe et en Amérique Latine, Edenred a aussi enrichi son offre au niveau local avec une fonctionnalité de reconnaissance des caractères en Espagne ou la possibilité de réconcilier la transaction avec la facture électronique du fournisseur en Italie et au Mexique”, explique Antoine Dumurgier, directeur général Solutions de mobilité professionnelle d’Edenred.
Une autre évolution a été mise en lumière par la nouvelle vague de solutions de paiement corporate : le lien de plus en plus étroit entre le paiement et la partie notes de frais.
Dans un même ordre d’idée, la raison d’être de Rydoo vise à limiter les frictions liées au remboursement des frais en déplacement. Cette “corp-up”, et non start-up puisque filiale du grand groupe qu’est Sodexo, s’appuie sur le savoir-faire de deux sociétés récemment acquises, iAlbatros côté réservation et Xpenditure pour les notes de frais, pour proposer une offre mobile tout-en-un. Réservation d’avion ou d’hôtel en quelques clics avec paiement centralisé sur le compte de l’entreprise, photos des justificatifs pour renseigner les autres dépenses : le produit réduit au minimum les tâches administratives qui viennent alourdir le processus.
Reste qu’à travers leurs cartes logées et virtuelles ayant pour vertu de supprimer en amont la nécessité d’établir des notes de frais en réglant une large part des dépenses, les acteurs du paiement ont dans leur portefeuille les moyens de circonscrire les ambitions. “Il y a beaucoup d’outils de gestion de notes de frais actuellement sur le marché, mais ils seront de moins en moins utiles avec une centralisation des paiements encore plus poussée”, souligne Julie Troussicot. Et de citer en exemple les déjeuners d’affaires et l’acceptation de la carte logée AirPlus par Business Table, spécialiste de la gestion des frais repas.
L’essor des cartes intégrées dans les smartphones pourrait aussi changer la donne et donner une tournure encore plus technologique aux offres des spécialistes du paiement. Cependant, si American Express a mis en service le wallet Apple Pay pour ses cartes corporate l’an dernier et que BNP compte étendre cette solution déjà proposée aux particuliers en Italie – et bientôt en France – sur le marché affaires, l’attractivité du paiement digital évolue encore timidement. “Il n’y a pas de limitation technique pour son déploiement, mais il n’y a pas de demande. Le marché corporate est plus conservateur, il n’a pas la même soif de nouveauté, souligne Julien Claudon. Il est toujours surprenant de parler d’innovation pour le paiement sans contact, et pourtant les cartes corporate ne le proposent que depuis récemment.”
Solutions de paiement - La course à l’innovation
- Solutions de paiement : la course à l’innovation
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