
Après bientôt deux semaines de guerre, tous les voyageurs d’affaires et les expatriés ont-ils quitté l’Ukraine ?
Xavier Carn – La plupart des entreprises ont exfiltré ou conseillé à leurs employés de sortir d’Ukraine. Chez International SOS, cela fait deux semaines que l’on avait indiqué à nos membres de quitter le territoire. Les entreprises qui ont un devoir de protection appuyé vis-à-vis de leurs collaborateurs essaient aussi d’aider leurs employés ukrainiens qui essaient de rejoindre des points d’extraction aux frontières du pays. C’est très compliqué, cela se fait au goutte à goutte. Nous sommes en mesure, avec un réseau de prestataires assez étoffé, d’aider un certain nombre d’entreprises qui souhaitent que l’on fournisse une assistance logistique notamment à des petits groupes de collaborateurs ukrainiens et à leur famille qui essaient de rejoindre ces points à la frontière. Nous travaillons aussi dans le domaine du soutien psychologique, car on peut imaginer l’impact terrible de cette situation. Il y a aussi un volet logistique pour savoir quoi faire une fois qu’ils arrivent à la frontière. Il s’agit d’identifier les points de passage les plus appropriés, et d’avoir une idée de la complexité de l’attente. Sur certains points, le seul fait de passer les mesures d’immigration et de douanes peut nécessiter 20 heures.
Comment êtes-vous intervenu dans les jours qui ont précédé la crise, et jusqu’à la fermeture des liaisons aériennes ?
Xavier Carn – Notre métier est basé sur de l’information de qualité. Il s’agit donc d’avoir des plateformes d’assistance dans lesquelles nos analystes étudient la dynamique, les effets déclencheurs qui peuvent amener à une aggravation de la situation. Nous avons donc piloté l’analyse de la situation depuis des mois. Et quand s’est approché le risque d’un conflit ouvert, nous avions déployé des équipes de gestion d’incident à Kiev mais aussi dans tout le pays, pour identifier des routes d’évacuation, des capacités logistiques et hôtelières pour rassembler des personnes évacuées. Il s’est aussi agi de donner des conseils quant aux signaux à surveiller pour décider ou non de partir, et ce avant que les espaces aériens ne soient fermés, et que les déplacements dans le pays ne deviennent très complexes. C’est l’une des caractéristiques d’International SOS : bien sûr nous avons des centres d’assistance partout en 24/7, mais nous nous appuyons sur une logique « boots on the ground » : des équipes qui vont reconnaître le terrain sur place, pour être capable d’informer nos membres qui ont encore des équipes sur le terrain, y compris des locaux, pour anticiper la situation, la suivre en permanence, et accéder à des moyens logistiques, médicaux et de sûreté. C’est très complexe, d’autant qu’avec la conscription nos prestataires sont eux-mêmes affectés puisque les hommes en âge de porter les armes sont mobilisés. Les véhicules sont parfois réquisitionnés. C’est donc un travail quasiment « manuel », c’est du « cousu main » pour chaque situation…
Le champ de préoccupation des entreprises françaises est donc encore sur l’Ukraine, mais s’est aussi déjà largement déplacé vers la Russie
Avez-vous également vu les demandes se multiplier en Russie, pour assister des voyageurs d’affaires qui seraient bloqués, voire menacés sur place ?
Xavier Carn – Oui, nous assistons beaucoup de membres par rapport à la situation en Russie. Il y a plus d’une semaine, avant que le Quai d’Orsay ne recommande aux organisations de rapatrier les employés non essentiels présents en Russie, nous avions déjà évoqué notre inquiétude quant à la possibilité de quitter la Russie. Nous avons également pointé le risque que l’empreinte économique ou médiatique de telle ou telle entreprise peut en faire une cible éventuelle par rapport à des mesures de rétorsion. Les entreprises peuvent être identifiés comme venant de membres de l’OTAN. Il faut donc être prudent. Nous avons eu différents cas d’information et d’assistance en Russie, notamment sur la décision de réduire les équipes sur place, et d’organiser des transferts vers les aéroports, organiser du routing aérien. Il y a encore des portes de sortie de la Russie via le Moyen-Orient et la Turquie. On peut rentrer en Europe par vols indirects, même si c’est long et complexe. Le champ de préoccupation des entreprises françaises est donc encore sur l’Ukraine, mais s’est aussi déjà largement déplacé vers la Russie, d’autant que c’est un pays dans lequel l’empreinte économique de la France est très importante.
S’est-il aussi déplacé dans les autres pays limitrophes de l’Ukraine ? Déconseillez-vous les déplacements dans cette zone ?
Xavier Carn – Non, car il n’y a pas eu d’élément déclencheur. Nous savons qu’il y a des pays depuis lesquels une évacuation serait complexe, comme la Moldavie. Dans les autres pays, comme la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, l’espace aérien est ouvert, on peut continuer à y opérer, même si bien sûr les déplacements sur place doivent se limiter à des motifs essentiels. Nous suivons l’évolution de la situation en permanence. Les entreprises nous demandent de les aider à développer ce que l’on appelle des « matrices d’escalade », c’est à dire une grille d’analyse qui va permettre à une entreprise de déterminer les incidents, les situations, les évolutions qui doivent l’amener à changer de posture en termes de continuité d’activité, de sûreté des collaborateurs, de préparation à la crise voire au départ des employés. Les entreprises ont été choquées, comme nous tous, de la violence et de la vitesse de cette crise, et se posent donc des questions dans les pays limitrophes, a fortiori avec la zone d’exclusion aérienne. Le contexte est très anxiogène.

Cette évolution aussi rapide de la crise a-t-elle aussi surpris les spécialistes de la sécurité comme International SOS ? Ou avez-vous déconseillé les déplacements vers l’Ukraine en amont, et sur quels critères ?
Xavier Carn – Nous l’avions fait assez largement avant le début de l’offensive russe. Nous n’avons pas de boule de cristal, et ce n’est pas forcément lié à notre connaissance des schémas de la puissance belligérante, mais nous avions connaissance des restrictions de déplacements qui était en train de se faire jour et nous savions que ce serait plus compliqué. C’est souvent l’un des éléments déclencheurs : notre connaissance du fait que les capacités d’évacuation par des moyens classiques, vols commerciaux, trains, voiture individuelle vont être restreints. Dans ce cas, nous anticipons, car il n’y a rien de pire que d’avoir ses collaborateurs bloqués dans un pays dont l’espace aérien ou les frontières sont fermés. C’est le scenario que l’on souhaite éviter à tous prix. Nos équipes travaillent jour et nuit pour répondre très concrètement au besoin d’information des entreprises, sur l’évolution de la situation et ce que cela signifie pour leur collaborateurs, très concrètement. En clair, il s’agit d’aider un DRH, un responsable de mobilité internationale, un CEO, au moment d’entrer en salle de crise, grâce aux bonnes informations.
Les digues ont sauté : les entreprises prennent aussi largement en compte les salariés locaux
Face à cette crise, les entreprises françaises ont-elles bien géré le dossier du duty of care ?
Xavier Carn – Pour être en relation avec les directeurs sûreté, les directeurs médicaux, les CEO, le duty of care est dans toutes les bouches mais aussi dans les actes. Cela va d’ailleurs très largement au-delà de la zone d’impact traditionnelle, qui se limite aux voyageurs d’affaires et aux expatriés. Les digues ont sauté : les entreprises prennent aussi largement en compte les salariés locaux. Cela nous amène dans des discussions très complexes. Par exemple, combien de personnes prendre en compte dans la notion de famille élargie ? Sur un plan humain, je trouve personnellement que les entreprises sont vraiment focalisées sur le devoir de protection de leurs équipes et passent un temps considérable à chercher des solutions, même dans des circonstances extrêmement dégradées.
Comment envisagez-vous l’avenir des déplacements dans les pays de l’Est ?
Xavier Carn – Très compliqué évidemment… D’autant qu’il y a toujours le stigmate du vol Malaysian Airlines dans tous les esprits. Les compagnies aériennes sont très préoccupées. Nous avons d’ailleurs aussi des analystes en sûreté aérienne qui passent leur temps à observer les corridors aériens et leur sûreté. Cela va avoir un impact majeur, avec en outre tous les contournement à mettre en place pour un déplacement indispensable en Russie ou dans la région… C’est d’une complexité inouïe, et cela va durer.
Quelles sont vos recommandations pour les voyages d’affaires dans les pays de la région ?
Xavier Carn – Il s’agit avant tout de se renseigner au maximum. Le centre de crise du Ministère des Affaires Etrangères effectue un travail remarquable, des entreprises comme la notre fournissent un maximum d’information très actualisées, et très précises. Les choses changent très vite. Il faut aussi choisir des prestataires capables d’assister le voyageur d’affaires sur le terrain, et non pas simplement en ligne. Mais plus que jamais soulignons l’importance de la préparation et du conseil avant le déplacement.