Décarboner ou limiter les voyages d’affaires, telle est la question

Décarboner l'aérien, repenser la vocation des hôtels, limiter les voyages d'affaires : lors de la 16e édition d'Univ'AirPlus, les intervenants - acheteurs, direction du développement durable de Accor et Air France - ont débattu de la prise de conscience des enjeux climatiques.

« Voyager ou agir pour la planète, faut-il choisir ? » Après un été caniculaire, marqué en outre par une vague d’incendies sans précédent, le thème choisi pour la 16e édition d’UnivAirPlus s’est inscrit, sans opportunisme, dans l’actualité. « En choisissant ce sujet au mois de janvier, je ne savais pas que nous allions vivre un été avec autant de situations exceptionnelles et une actualité de rentrée autant focalisée sur les enjeux et les polémiques climatiques, surtout concernant le transport aérien », expliquait Julie Troussicot, directrice France du spécialiste du paiement corporate, en préambule des interventions.

Organisé au Jardin d’Acclimatation, ce traditionnel rendez-vous de rentrée organisé par AirPlus n’avait pas pour ambition d’apporter une réponse définitive à cette conciliation des contraires – voyager ou non –, mais d’apporter plusieurs éclairages sur un sujet qui touche au coeur l’industrie du voyage d’affaires. Des éclairages venant, pour certains, d’intervenants extérieurs au secteur comme Lise-Hélène Cortes, représentant le fonds d’investissements à but non lucratif Time For the Planet, qui soutient des projets environnementaux innovants, ou Jacques Barreau, co-fondateur de Grain de Sail, entreprise bretonne qui a remis au goût du jour le commerce maritime à voile pour importer du café et du chocolat. « Des produits plaisirs dont on n’a pas envie de se passer, qui viennent de loin, mais cette fois quasiment sans une goutte de pétrole », a-t-il expliqué.

Conserver son mode de vie, son confort, le monde auquel on tient : François Siegel, co-fondateur du groupe GSPresse, propriétaire notamment du magazine We Demain, voit dans ce mécanisme de défense une explication au déni toujours actuel face au dérèglement climatique, fruit aussi d’un manque de sensibilisation de la population à ces enjeux fondamentaux, « à cette révolution de société totale qui s’annonce, comme le monde n’en a pas connu depuis des siècles ».

Alors que le GIEC alarme régulièrement sur les conséquences potentiellement irréversibles du dérèglement climatique, que les Etats du monde entier se sont accordés sur une limitation du réchauffement à 1,5° lors de la COP 21, la prise de conscience reste limitée, en particulier en France. En effet, selon une récente étude de l’OCDE, seuls 57% des Français sont conscients que ce réchauffement est lié à l’activité humaine, soit le plus faible score parmi les pays riches, tandis que 37% estiment que le changement climatique ne les affectera pas ou peu.

Moins de voyages d’affaires, la solution ?

Même si cette question est « déjà une réalité pour beaucoup d’entre nous depuis un moment », note Julie Troussicot, le monde du voyage d’affaires ne peut plus faire l’impasse sur une réflexion approfondie. « Quelle part de l’effort collectif l’industrie du voyage d’affaires peut-elle prendre ? », interrogeait Françoix-Xavier Izenic, l’animateur de l’événement. « Pour y contribuer, cela passera sans doute par une baisse des déplacements à court terme », estime Guillaume Duny, directeur des achats pour les banques de proximité du Crédit Agricole, banque qui s’est fixé un objectif de réduction des voyages d’affaires de 50 % en 2030 par rapport à 2019.

La pandémie a accéléré la prise de conscience, à la fois sur l’impact des émissions carbone, mais aussi sur les alternatives aux déplacements. Pour autant, si la période covid a été riche en enseignements pour les entreprises, leur permettant de fonctionner correctement sans voyager, aller serrer la main de ses clients ou à la rencontre de ses filiales lointaines restera toujours aussi important. Dès lors, quel voyage est important, lequel ne l’est pas ? « Ces questions-là, chacun doit se les poser, souligne Guillaume Duny. Certains de nos filiales travaillent là-dessus et donneront des modes opératoires à leurs salariés. »

Si la sensibilisation et la formation des collaborateurs est une nécessité partagée, pour Marc Levasseur, directeur général des Achats RSE du groupe ADP, il en va aussi de la responsabilité du management d’aiguiller le choix des voyageurs : « Le directeur valide l’achat du billet après avoir exploré les alternatives possibles ». Quant à réduire le nombre de voyages sous la contrainte, elle ne peut être qu’un dernier recours selon Guillaume Duny : »Il faut d’abord sensibiliser, expliquer pour faire adhérer à ce qu’on demande. Cependant, une contrainte budgétaire par équipe ou direction peut être une bonne façon d’arbitrer en faveur des déplacements qui sont les plus importants. »

Les fournisseurs clés que sont les compagnies aériennes ou les hôteliers partagent-ils cette invitation à la sobriété ? « Puisqu’on vend des chambres à des gens qui traversent la planète pour travailler, on pourrait avoir ce réflexe de défense de dire qu’il faut continuer comme avant, remarque Brune Poirson, directrice générale du développement durable du groupe Accor. Pourtant, il ne faut pas qu’on en revienne à voyager à droite à gauche pour signer des contrats, mais penser au réel besoin qu’on a de voyager. »

Vincent Etchebehere, directeur du développement durable d’Air France, a débattu avec Grégoire Carpentier, co-fondateur de Supaéro-Décarb.

Le point de vue peut sembler paradoxal de la part d’une entreprise réalisant une part importante de leurs résultats avec la clientèle affaires, mais qu’on entend aussi du côté d’Air France. « Il faut encourager de nouveaux comportements, par exemple voyager moins mais rester plus longtemps ou prendre le train pour des courtes distances, estime Vincent Etchebehere, directeur du développement durable et des nouvelles mobilités d’Air France. Il est important que les voyageurs pensent à leur impact carbone de façon individuelle et, pour nous, de les informer de manière transparente sur leur empreinte ». Une empreinte non négligeable pour un vol long-courrier avec un aller-retour Paris-New York équivalant à 2 tonnes de CO2, soit la dépense annuelle d’un Français pour rester dans les clous de l’accord de Paris.

Les récentes polémiques sur les jets privés et autres déplacements d’équipes sportives l’ont encore montré, le transport aérien est régulièrement mis à l’index pour son impact sur l’environnement. Mais peut-il se décarboner, ce secteur qui génère entre 2% et 3% des émissions de CO2 au plan mondial, dont près de la moitié concentrée sur les 1% de voyageurs les plus fréquents ? Vincent Etchebehere a débattu de la question avec Grégoire Carpentier, co-fondateur de Supaéro-Décarb. « L’aérien, comme tous les autres secteurs, doit faire sa part du boulot. La transition coûtera cher, mais l’absence de transition encore plus cher », souligne ce dernier.

Avions moins gourmands, SAF et hydrogène

Alors, quelles sont les pistes du secteur pour pouvoir encore continuer à voler comme aujourd’hui en 2050 ? Elles se résument en trois leviers, le premier d’entre eux – des avions moins gourmands en énergie – étant déjà activé par Air France. La compagnie s’est engagée à disposer dans sa flotte de 45 % d’appareils de dernière génération en 2025, puis 60 % en 2030. « Pour atteindre notre objectif de réduction de 30% de nos émissions d’ici 2030, l’essentiel de nos investissements porte sur le renouvellement de la flotte », précise Vincent Etchebehere.

Reste que le doublement attendu du nombre de passagers attendus par IATA en 2050 risque de grignoter les efforts entrepris par les compagnies. D’où l’obligation de jouer sur deux autres leviers : la décarbonation du transport avec des propulsions vertueuses d’une part et, de l’autre, un levier plus radical, la limitation de l’usage. Côté décarbonation, si les avionneurs travaillent sur des avions électriques – mais qui ne pourront couvrir que de courtes distances avec peu de passagers – ou des avions à hydrogène – mais qui n’arriveront pas sur le marché avant 2035 -, tous les espoirs se tournent sur le SAF, le carburant d’aviation durable élaboré à partir d’huiles usagées, de déchets organiques ou, pour la prochaine génération, des carburants de synthèse. « Le SAF sera notre levier n°1 pour réduire les émissions à partir de 2030″, décrit Vincent Etchebehere.

Alors que les motoristes et les avionneurs se penchent activement sur cette alternative au kérosène, les filières de production montent en puissance, maintenant qu’elles sont poussées par une réglementation européenne obligeant les compagnies à incorporer 2% de SAF en 2025, puis 20% en 2035 et 63% en 2050. Un mouvement auquel participent aussi les entreprises qui peuvent acheter, pour limiter leurs émissions carbone indirectes, ce carburant « vert » auprès de certains producteurs, voire de compagnies. « Depuis janvier 2021, nous proposons une offre de contribution volontaire aux entreprises qui peuvent acheter du SAF qui sera ensuite utilisé par Air France. Une soixantaine le font aujourd’hui », résume Vincent Etchebehere.

Néanmoins, avec les besoins attendus, passant d’une centaine de millions de litres aujourd’hui à 400, voire 500 milliards de litres en 2050, cette solution est-elle la réponse entière au problème ? « Des carburants à partir d’huiles usagées ne pourront couvrir que 10% des besoins de 2050, tandis que la production de SAF de synthèse nécessiterait un sixième de l’électricité mondiale, remarque Grégoire Carpentier, pour autant, on ne peut pas ne pas y croire, car quelle autre solution avons-nous ? » Pour laisser du temps à l’essor de nouvelles technologies à l’essor du SAF ou à la banalisation de la propulsion à l’hydrogène qui n’arrivera pas avant la seconde moitié du XXIe siècle, le co-fondateur de Supaéro-Décarb entrevoit un levier supplémentaire : « la modération des usages, une sobriété subie plutôt qu’une punition. On ne peut pas faire l’économie de penser à une baisse du trafic. »

Si Vincent Etchebehere, du côté d’Air France, estime que l’effet sur la demande de la hausse des prix des billets consécutives à l’introduction de ces carburants plus chers est sans doute sous-estimée, une évolution modérée du trafic est aussi envisagée à mi-voix. « Dans le cadre de notre engagement 2030 de réduction des émissions, nous pourrions faire varier l’offre en fonction de ces objectifs climatiques », évoque le directeur du développement durable de la compagnie.

L’hôtellerie s’engage dans sa transition énergétique

L’hôtellerie, si son devenir est moins vacillant que celui de l’aérien de par son moindre impact sur l’empreinte carbone des voyages d’affaires, s’est aussi engagée dans sa transition énergétique, comme l’a montré Brune Poirson. L’ancienne Secrétaire d’Etat à la Transition écologique, pour sa première intervention face à la communauté du voyage d’affaires, a réaffirmé l’engagement du groupe Accor à aboutir à une neutralité carbone d’ici 2050, scope 3 compris. « A nous de participer à ce changement profond », affirme Brune Poirson.

Brune Poirson, directrice générale du développement durable du groupe Accor.

Dans ce cadre, Accor a pris plusieurs initiatives comme l’abandon d’ici la fin 2022 des plastiques à usage unique à travers le groupe, mais aussi le lancement d’un programme de formation, School for change, pour donner à tous ses employés un bagage commun, scientifique et rationnel, sur la RSE, en attendant bientôt l’annonce de mesures sur la biodiversité. Autre ambition, celle de voir les hôtels du groupe labellisés par des tierces parties – ecolabel européen, clé verte et autres – pour aller plus loin que ces systèmes de labellisation interne qui, certes, « ont permis d’enclencher une démarche positive, mais ont atteint leurs limites », remarque-t-elle.

Alors que les agences de voyage en ligne mettent de plus en plus en avant ses labels, et tandis que la clientèle future sera sans nul doute de plus en plus attentive aux sujets RSE, Brune Poirson et ses équipes entendent convaincre les propriétaires d’hôtels de s’engager résolument dans cette transition énergétique. Une transition qui est source d’économies jusqu’à un certain point, mais qui demande des investissements.

En parallèle, face à la limitation attendue – voire espérée… – des voyages d’affaires, la directrice générale du développement durable de Accor estime « qu’il faut repenser la vocation première de nos hôtels« . Un hôtel qui ne soit pas là posé par hasard, standardisé à outrance, mais qui, sur le modèle des hôtels lifestyle, soit animé, ouvert sur son quartier, sa ville. « On ne peut pas non plus s’empêcher de réfléchir à faire autre chose de nos hôtels, évoque Brune Poirson, accueillir d’autres services comme des EPAHD ou d’autres publics comme des écoles. »