
C’est la hantise du voyageur d’affaires. L’imprévu, le grain de sable qui vient gripper le mécanisme d’un déplacement professionnel. Mais c’est aussi le pire ennemi du travel manager, non seulement par simple empathie envers un collègue en difficulté, mais aussi et surtout parce que l’employeur est pénalement responsable des salariés qui se déplacent dans son intérêt. Un concept affublé comme souvent d’une appellation anglophone, en l’occurrence le “duty of care”, ou “devoir de protection”. Or mobilité et sécurité ne font pas toujours bon ménage.
De la simple “tuile” à la véritable “cata”, il serait aussi fastidieux qu’anxiogène de dresser un inventaire à la Prévert des ennuis potentiels. D’autant que la notion de danger est finalement assez subjective : “Pour certains voyageurs, une situation délicate, c’est un attentat. Pour d’autres, devoir faire la queue à un comptoir pendant une heure parce qu’un vol a été annulé est une situation de crise, remarque Cédric Lefort, Senior Director Solutions Consulting chez BCD Travel. Car il n’y a pas que des voyageurs fréquents. Il y a aussi les autres pour lesquels tout est nouveau, et donc source de stress.”
L’expérience du voyageur, la culture de son pays comme de son entreprise, ou encore l’exposition médiatique sont autant de paramètres qui entrent en compte dans la perception du risque. Certains témoignages interpellent, à l’image de ce patron français qui, en voyage d’affaires au Liban, dut rassurer longuement ses interlocuteurs locaux inquiets à l’idée de devoir se rendre en France ; ou de ce spécialiste de la sécurité qui, interrogé par son client américain sur les risques d’une fusillade à Paris, tint un discours à la fois diplomatique et statistique : “aucune destination n’est à l’abri, mais les fusillades de masse demeurent quand même plus courantes aux États-Unis qu’au cœur de la capitale française…”
Les voyageurs sombrent-ils dans la paranoïa ? Les déplacements professionnels sont-ils plus dangereux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient quelques années auparavant ? Vaste question… Malheureusement, les opportunités commerciales ne fleurissent pas que dans des havres de paix, loin s’en faut : “de plus en plus d’entreprises se déplacent dans des pays à risques allant de moyen à extrême”, témoigne Charline Gelin, responsable Sécurité chez International SOS, qui évoque une hausse de 70 % de déplacements dans les pays à risque extrême en 2017. En outre, une grille de lecture binaire, qui distinguerait sommairement les destinations sûres et dangereuses, ne fonctionne plus. A-t-elle d’ailleurs déjà simplement fonctionné ? “Par le passé, on identifiait certains pays comme ’à risque’. Maintenant, le danger peut survenir au coin de la rue à Paris ou à Bruxelles. Il n’est pas nécessaire d’aller très loin”, souligne Cédric Lefort, chez BCD Travel.
Voitures blindées et couvre-feu
D’après une étude publiée à l’occasion du Business Travel Summit Amsterdam, l’Europe apparaît aujourd’hui comme une zone à risque pour 30 % des travel managers, la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord demeurant la zone la plus anxiogène pour les responsables voyages (61 %), devant l’Afrique de l’Ouest (43 %) et l’Afrique centrale (34 %). “Le risque terroriste est de plus en plus étendu, témoigne un expatrié français évoluant depuis de nombreuses années en Afrique de l’Ouest. Au nord-est du Nigeria par exemple, nous nous déplaçons avec des voitures blindées. Il y a un couvre-feu, les marchés et les mosquées nous sont interdits…”. D’aucuns pourraient alors considérer qu’il faut limiter, voire cesser les déplacements professionnels. Guillaume Col, alors Pdg d’American Express GBT, récusait cette piste : “La question fondamentale n’est pas ‘faut-il continuer à voyager ?’, mais plutôt ‘comment voyager efficacement dans des conditions de sécurité optimale?’ ”
Voilà bien LA question du moment, celle qui focalise l’attention de toute l’industrie du voyage d’affaires. Depuis quelques mois, quelques années même, le concept de “duty of care” est partout. Pas un salon professionnel qui n’y accorde au moins une conférence ; pas une semaine qui ne s’écoule sans qu’une étude ne tente d’en mesurer les tenants et les aboutissants. En mars dernier, la GBTA y a consacré le premier épisode de sa série de podcasts “The Business of Travel”, et l’AFTM (Association française des travel managers) en a fait le sujet de son dernier livre blanc “Prévention des risques en déplacement professionnel”.
L’idée a donc fait son chemin dans l’entreprise. Depuis trois ans, la sécurité est même citée comme premier critère de définition d’une politique voyages selon le baromètre EVP publié par American Express GBT. Charline Gelin, d’International SOS, abonde en ce sens : “Toutes les entreprises ont pris conscience de leur devoir de protection vis-à-vis de leurs collaborateurs à l’étranger. Reste à franchir une autre étape : les voyageurs ne doivent pas être pris en charge uniquement quand ils se déplacent dans des pays considérés comme risqués. Un problème de santé ou de sûreté peut survenir n’importe où”.
Toutes les entreprises ne sont pas logées à la même enseigne. Le Baromètre CDSE 2018, publié en février dernier par le Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises, prévient : “Il existe encore et toujours un écart entre une perception des risques élevée et la mise en place de procédures de sûreté/sécurité. À titre d’exemple, près d’un dirigeant sur deux ne connaît pas les responsabilités juridiques qui lui incombent lors du déplacement de ses salariés à l’international”. Laurent Bouly, jusqu’à récemment directeur marketing de l’entreprise de service de sûreté et de défense Anticip, estime pour sa part que “la moitié des PME-PMI a connaissance de ses obligations en matière de gestion du risque. Il y a donc encore beaucoup d’entreprises à “évangéliser”. Je discutais récemment avec le responsable d’une entreprise qui m’expliquait avoir des salariés un peu partout en Afrique, mais qui s’avouait bien incapable de préciser leur localisation exacte. Si une crise survenait, cette entreprise serait complètement aveugle et sourde”.
Évangélisation obligatoire du duty of care
Dès lors, on comprend mieux le déficit de confiance souligné par Concur dans une étude au titre évocateur : “Les salariés français doutent de la capacité de leur entreprise à les aider en cas d’urgence”. Le rapport de l’enquête indique que “c’est en France que les employés se montrent les moins confiants quant à la capacité de leur entreprise à leur porter assistance en cas de danger. Ils ne sont en effet que 48 % à considérer que leur employeur pourrait leur venir en aide s’ils se trouvaient dans une situation risquée. C’est peu par rapport à l’Afrique du Sud ou au Royaume-Uni, où ils sont respectivement 66 % et 63 % à se montrer confiants”. Ce manque de confiance s’avère justifié si l’on considère que 28,5 % des voyageurs ayant été confrontés à une situation risquée déclarent ne pas avoir été contactés du tout par leur entreprise lors de ces épisodes…
Souvent incapables de gérer seules ce dossier, les entreprises se tournent donc vers des partenaires extérieurs. Le recours à un prestataire spécialisé est de plus en plus courant, d’autant que ces acteurs développent désormais des offres ciblant les PME. “De plus en plus de clients ont passé des contrats avec les prestataires spécialisés comme International SOS, iJet ou EuropAssistance, alors que par le passé, ce n’était pas une évidence”, témoigne Cédric Lefort chez BCD Travel. De leur côté, les agences de voyages d’affaires ont aussi renforcé leurs offres dédiées à la sécurité au cours des derniers mois. Elles l’ont fait à la fois sous un angle technologique – en intégrant à leurs applications mobiles des fonctionnalités d’alerte et de communication –, mais aussi à travers une approche axée sur le conseil pour accompagner leurs clients dans la mise en place d’une politique de gestion du risque, ou de “travel risk management”.
Il ne faut pas comprendre le duty of care comme une simple obligation technologique, ni oublier la composante opérationnelle
Une concurrence qui n’a pas de quoi inquiéter les spécialistes historiques, selon Laurent Bouly, chez Anticip : “En cas de crise, une TMC sera capable d’agréger des données de réservation pour indiquer à son client que quinze salariés sont menacés dans telle destination. Mais l’agence ne peut pas aller les chercher. C’est toute la différence avec un acteur de la sûreté qui va fournir une solution de bout en bout, intégrant la prévention, la connaissance du terrain, une brique technologique pour la localisation, mais aussi la gestion de la crise et, dans certains cas, l’évacuation. Il ne faut pas comprendre le duty of care comme une simple obligation technologique, ni oublier la composante opérationnelle”. Sur demande de leurs clients respectifs, agences et prestataires sûreté travaillent donc en bonne intelligence dans l’intérêt du voyageur et de son entreprise.
Du temps et des moyens
Cela n’exonère pas pour autant l’entreprise d’un gros travail en interne, bien au contraire. Il s’agit avant tout de désigner un responsable de ce dossier “duty of care”. Or les ressources humaines de l’entreprise ne sont pas élastiques, comme le confirme Erin Wilk. Interrogée à l’occasion d’un podcast GBTA, la responsable globale de la sécurité et de la sûreté des déplacements de Facebook témoigne : “Ce rôle retombe souvent sur les épaules de quelqu’un qui a déjà une mission à temps plein, le plus souvent le travel manager. C’est une fonction qui mérite des ressources dédiées pour être menée comme il se doit”, souligne-t-elle. Il faut pourtant quelqu’un pour “incarner” la gestion du risque, et coordonner les différents acteurs impliqués. “Un voyage sûr, c’est une responsabilité partagée, ajoute-t-elle. Cela implique le voyageur, la TMC, les ressources humaines, le département juridique, l’assurance… Il s’agit de coordonner tous ces acteurs, de les éduquer en définissant quelle est la part du gâteau attribuée à chacun.”
La mission du responsable sécurité est d’autant plus complexe qu’elle se heurte bien souvent à des réticences en interne, avec l’image de l’empêcheur de tourner en rond… “Le domaine de la sécurité est souvent vu comme un obstacle au business, alors qu’il doit être perçu comme un facilitateur. Le voyage d’affaires peut être à la fois sécurisé et productif. Mais ce n’est le cas que quand le département sécurité comprend le business et que le business comprend les aspects liés à la sécurité et au risk management” , poursuit Erin Wilk chez Facebook.
Une fois désigné, le responsable sécurité doit donc mettre en place une politique de gestion des risques qui garantit les fondamentaux du duty of care, ainsi résumés par Laurent Bouly, d’Anticip : “Cela couvre trois impératifs : prévention des risques, information et formation, mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. Le tout étant soumis à une obligation de résultat.” Trois impératifs donc, mais dont les ramifications sont particulièrement étendues et vont des contrats d’assurance au choix des compagnies aériennes et des hôtels, de l’évaluation du risque-pays à la marche à suivre en cas de situation de crise…
Il serait bien imprudent de prétendre à l’exhaustivité en quelques lignes, le dernier livre blanc publié par l’AFTM y consacrant à lui seul une centaine de pages. On retiendra pour résumer qu’il s’agit de définir des règles en amont, de prévoir un modus operandi en cas de problème, et surtout de s’assurer, au travers d’une communication efficace, que chacun des acteurs impliqués connaît ce cadre.
Uber et Airbnb
L’évolution de l’offre et des comportements dans l’univers du voyage ne simplifie pas la tâche de l’entreprise. À tout moment, le voyageur peut dégainer son smartphone pour réserver un appartement sur Airbnb ou une course via Uber, sans que la politique voyages n’ait véritablement statué sur ces nouveaux fournisseurs. Le livre blanc de l’AFTM souligne à cet égard que “les offres issues de l’économie collaborative ont, dans l’esprit des voyageurs, largement quitté l’environnement de la sphère privée pour venir chahuter le secteur du déplacement professionnel. Nous utilisons le terme “chahuter”, car leur taux de pénétration et les possibilités d’accès à ces offres sont très inégaux suivant les prestations et selon les entreprises : laissés à l’initiative et au choix du collaborateur chez les unes, totalement bannis ou clairement encadrés chez les autres.”
En se lançant sur le marché affaires, ces fournisseurs ont pris conscience des craintes suscitées chez les travel managers. “Nous avons été approchés par différents acteurs de l’économie collaborative, notamment Airbnb et Uber, pour intégrer leurs données sur notre outil de localisation des voyageurs, indique Charline Gelin, chez International SOS. Il faut néanmoins clarifier les choses selon les pays : en Turquie ou au Maroc par exemple, l’application Uber existe, mais elle n’est pas recommandée.” Chez Anticip, Laurent Bouly confirme : “Ces acteurs font beaucoup d’efforts et, de notre côté, nous avons aussi une carte à jouer en leur fournissant des informations sur les risques par pays, par ville, voire par hôtel.”
L’autre ombre au tableau concerne évidemment le bleisure, le prolongement un déplacement professionnel le temps d’un week-end. Les responsabilités de chacun ne sont pas encore bien claires dans l’esprit des managers : “Nous sommes interrogés systématiquement par nos clients sur la question du bleisure”, témoigne Charline Gelin chez International SOS. Pour les spécialistes de la question, le cadre légal ne laisse pas de place au doute : “C’est encore relativement méconnu, mais les choses sont claires et elles ont été confirmées par les dernières jurisprudences : le voyageur d’affaires est sous la responsabilité de son employeur, même s’il part faire du trekking ou qu’il fête un contrat en boîte de nuit avec un client”, rappelle Laurent Bouly chez Anticip.
Si l’entreprise choisit d’autoriser le bleisure, il faut fixer des limites dans le temps, déterminer quand le voyageur est pris en charge par l’entreprise, et s’assurer qu’il a bien signé les papiers garantissant qu’il est assuré et assisté en cas de problème
Il reste donc à formaliser le cadre entourant le bleisure, comme le confirme Cédric Lefort, de BCD Travel : “c’est à l’entreprise de définir avec ses collaborateurs les règles de travail pendant un déplacement et les plages horaires de prise en charge.” Même discours chez International SOS : “Quelle que soit la position de l’entreprise sur ce sujet, cela doit être écrit noir sur blanc. Si l’entreprise choisit d’autoriser le bleisure, il faut fixer des limites dans le temps, déterminer quand le voyageur est pris en charge par l’entreprise, et s’assurer qu’il a bien signé les papiers garantissant qu’il est assuré et assisté en cas de problème”, explique Charline Gelin. La problématique du duty of care a donc pour elle un autre avantage, celui de clarifier les contours de la politique voyages et de favoriser son application.
Fil d’Ariane ou fil à la patte ?
L’information est désormais disponible partout, en temps réel. Un outil comme Qwidam, par exemple, se présente comme “un média social en situation d’urgence”, prônant “l’alerte entre citoyens à proximité, dans les lieux et les espaces publics et dans la sphère professionnelle”. Charline Gelin, chez International SOS, rappelle cependant qu’“on ne maîtrise pas les sources des outils d’informations collaboratives, et donc leur fiabilité. Il est préférable de se renseigner auprès d’experts.” La référence institutionnelle demeure le site du ministère des Affaires Etrangères et ses fiches pays qui intègrent maintenant un onglet “Voyages d’affaires”. Ce site propose également l’outil Ariane, qui incite les voyageurs à renseigner les détails de leurs déplacements en amont.
Mais le rêve du responsable sécurité consiste probablement à pouvoir localiser en temps réel chaque voyageur. Ce tracking se heurte à des contraintes légales, et à un frein psychologique. “Les collaborateurs confient leurs données de localisation à Facebook ou à Google sans trop de problèmes, alors qu’il y a encore des réticences à l’idée d’en faire autant avec son employeur”, dit encore Charline Gelin. Les mentalités semblent néanmoins évoluer. Pour Laurent Bouly, chez Anticip : “Ce n’est plus vécu comme du flicage, mais comme un avantage, une preuve que l’employeur se soucie du bien-être de ses salariés et de leur sécurité.”