
Voilà bientôt un an que la révolution du télétravail a bouleversé l’environnement professionnel et personnel d’une majorité de salariés. Sevrés de déplacements, les voyageurs d’affaires ont été contraints de passer au tout virtuel pour leurs réunions et événements. Au terme de cette année si particulière, quel bilan tirer d’une expérience inédite pour beaucoup ? A quoi ressembleront demain le bureau, la réunion, le voyage d’affaires ? Certes, ce “mot d’absence du bureau” tamponné par la ministre du Travail elle-même, a pu susciter dans un premier temps une forme d’enthousiasme chez certains salariés. Ne serait-ce que pour le caractère inédit...
Voilà bientôt un an que la révolution du télétravail a bouleversé l’environnement professionnel et personnel d’une majorité de salariés. Sevrés de déplacements, les voyageurs d’affaires ont été contraints de passer au tout virtuel pour leurs réunions et événements. Au terme de cette année si particulière, quel bilan tirer d’une expérience inédite pour beaucoup ? A quoi ressembleront demain le bureau, la réunion, le voyage d’affaires ? Certes, ce “mot d’absence du bureau” tamponné par la ministre du Travail elle-même, a pu susciter dans un premier temps une forme d’enthousiasme chez certains salariés. Ne serait-ce que pour le caractère inédit de l’expérience “home office”, terra incognita pour beaucoup de professionnels. Ou pour le temps gagné sur les transports, au sortir d’une grève de plusieurs semaines… « Une cliente m’expliquait récemment que lorsqu’elle ne va pas au bureau, elle gagne une heure de transport le matin, et autant le soir. Sur ces deux heures gagnées, elle en réinvestit une pour l’entreprise, et l’autre pour elle, pour se promener, faire du sport… C’est du gagnant-gagnant », témoigne Michel Font, fondateur du cabinet de conseil Nelta.
Une conception idyllique du travail à distance a même émergé par endroits, notamment pour les plus chanceux qui ont pu rallier une maison de campagne ou tout autre exil vert, loin des villes verrouillées. Certains sont allés plus loin, répondant aux appels du pied de destinations habituellement réservées au tourisme et qui, sevrés de voyageurs, ont fait la promesse d’un bureau avec vue sur mer ou montagne. Le 31 janvier dernier, un espace Paatch s’installait par exemple dans un vaste chalet à Morzine, avec l’ambition de “proposer un nouveau modèle de travail aux millennials comme aux entreprises pour leurs jeunes collaborateurs : entre le coworking, l’incubateur et le séminaire d’entreprise ! ». L’expérience avait déjà été couronnée de succès dans un château en Dordogne quelques mois plus tôt.
Plus loin, beaucoup plus loin, les fameux nomades numériques ont relayé une image paradisiaque du travail à distance. Et des destinations jusqu’ici réservées aux touristes ou aux opérations incentive ont rapidement surfé sur la tendance en proposant des visas spécifiques, à l’image de l’Ile Maurice en fin d’année dernière. Privées de revenus touristiques, ces destinations prétendent au statut de refuge business avec un credo alléchant : quitte à travailler depuis chez soi, autant opter pour un « chez soi » avec vue mer…
Avec le temps, la version idéalisée du télétravail a cédé la place à une certaine lassitude. Les chiffres en témoignent : d’après une étude menée fin janvier par Harris Interactive – à la demande du ministère du Travail – 64 % des Français travaillent exclusivement en présentiel, contre 59 % début novembre. D’après ce même sondage, seul un tiers (36 %) des salariés disent pouvoir travailler depuis chez eux sans difficulté.
“A titre personnel, je n’arrive pas à télétravailler depuis chez moi, ou très mal, et c’est pour ça que je viens au bureau. Je n’y arrive pas : il faut aussi être capable de le reconnaître et de se poser les bonnes questions« , confiait Arnaud Katz, Pdg de Bird Office, à l’occasion d’une E-Masterclass GBTA organisée en décembre dernier. “Il faut se rendre compte que, du côté des salariés, il y a vraiment des risques. Beaucoup ont eu des problèmes liés à l’arrivée du télétravail. La frontière entre professionnel et personnel devient de plus en plus fine et, si l’on a pas de sas de décompression, il y a de vrais dangers, de vrais sujets de performance. Or, pour la performance, il faut du bien-être« , poursuit Arnaud Katz.
Plusieurs études sont venues étayer ces propos, pointant l’impact physique et psychologique du home office. A tel point que le gouvernement s’est fendu d’un nouveau numéro vert fin 2020. “Dans le cadre du reconfinement et de la généralisation du télétravail, une ligne téléphonique est mise en place pour accompagner les salariés des TPE et PME qui se sentent particulièrement isolés ou vivent difficilement l’exercice de leur activité en télétravail », expliquait alors le site du ministère du Travail.
Le constat est clair : tous les salariés ne sont pas faits pour travailler exclusivement depuis chez eux. Tous les logements non plus d’ailleurs… Les tiers lieux comme les espaces de coworking et les hôtels offrent donc une alternative (voir ici), et un acteur comme Startway se propose même d’équiper le domicile des salariés avec des équipements adaptés : Startway@Home couvre notamment le bureau, la chaise ergonomique, l’assistance informatique, voire le PC.
Certains télétravailleurs ont pris des décisions plus radicales, profitant du contexte pour quitter les grandes métropoles en achetant des logements plus grands, en régions. Un rapport publié en décembre dernier par la Chambre des Notaires de Paris confirme une forme d’exode urbain : « Le confinement a révélé un besoin nouveau d’extérieur, de verdure et d’espace », notent les auteurs de l’étude. « Le cœur des grandes agglomérations a perdu de nombreux attraits suite aux restrictions sanitaires, faisant émerger, d’après de nombreux commentateurs, une forme de « contre-urbanisation » et un développement nouveau de la mobilité des ménages autorisé par le développement du télétravail ». D’après les Notaires de Paris, « Les acquéreurs qui résidaient dans la capitale semblent désormais plus enclins à changer d’horizons. 55 % d’entre eux restent encore dans Paris, mais c’est un minimum historique par rapport aux 10 dernières années, où ce taux était de l’ordre de 60 % à 65 % ».
Si cette tendance venait à se confirmer, doit-on s’attendre à une dissolution des hubs business, à une désertion des quartiers d’affaires, à une décentralisation du monde professionnel ? Après tout, de nombreuses entreprises ont déjà calculé les économies substantielles que pouvait signifier une réorganisation de leur infrastructure. Et l’incertitude économique incite à la prudence : « Les grands comptes revoient leur patrimoine immobilier pour réduire leurs coûts tout en mettant en place de nouveaux modes d’organisation afin de permettre à leurs collaborateurs de ne pas avoir à revenir tous les jours au bureau » confirme Christophe Burckart, directeur général France d’IWG.
D’un point de vue managérial, la perte du lien physique entre le salarié et son environnement professionnel pose aussi de nouveaux problèmes, notamment en termes de motivation et de cohésion. Les grands voyageurs d’affaires, qui avaient déjà l’habitude de déserter régulièrement le siège de leur entreprise, sont souvent frustrés. “Ils piétinent, ils leur tarde de repartir ! » témoigne Michel Font, fondateur du cabinet de conseil Nelta. Une étude publiée en février par IHG Hotels & Resorts le confirme : un tiers des voyageurs d’affaires serait démotivé par l’absence de déplacement professionnel, et même 40 % aux Etats-Unis. Plus globalement, avec la dispersion des équipes pointe le risque de voir s’étioler la culture d’entreprise. “La culture d’entreprise est, à juste titre, une préoccupation majeure pour de nombreux dirigeants », notent Pamela Hinds and Brian Elliott dans la Harvard Business Review. “Comment peuvent-ils réimaginer leur culture dans un monde où les rituels et les cérémonies qui se déroulent au bureau sont inaccessibles et où les travailleurs n’ont pas ou peu d’interaction en face à face entre eux ou avec leurs dirigeants ? Comment peuvent-ils créer les types de liens qui permettent d’établir une culture durable, sans parler de l’intégration des nouveaux employés ? Comment peuvent-ils redéfinir la culture d’entreprise pour qu’elle corresponde aux nouveaux rythmes qui apparaissent lorsque certains employés sont au bureau et que d’autres travaillent de n’importe où ? », poursuivent les auteurs.
Difficile aujourd’hui de dire ce qu’il restera, à terme, de cette expérience inédite. Des habitudes ont été prises, des investissements consentis, notamment pour équiper les salariés et leur permettre d’être efficaces depuis leur domicile. Une étude publiée fin 2020 par Expensya notait ainsi : « Nous remarquons une hausse des frais de services, utilités et d’achat d’équipements. Cette tendance à la hausse est certainement due à la généralisation du télétravail au sein de plusieurs sociétés, même après la levée du premier confinement. Pour aborder le mieux possible cette période, les collaborateurs se sont préparés pour pouvoir assurer leurs activités professionnelles depuis chez eux : aménagement de l’espace de travail, acquisition de matériel, mise au point de moyens efficaces pour la communication à distance. Ceci explique l’augmentation des notes de frais passées en services, utilités et équipements ».
On peine à imaginer que le « tout télétravail » ne devienne la norme, mais cet épisode aura nécessairement un impact à long terme : « Je pense qu’il n’y aura pas de retour en arrière, d’autant que les collaborateurs et les instances représentatives du personnel recherchent aussi ce modèle moins contraignant », estime Christophe Burckart. De ce point de vue, nous avons gagné des années dans la transformation des usages des bureaux et dans la maturation de l’organisation du travail. Dans la façon de manager aussi, qui n’est pas la même à distance qu’en présentiel ».
Les salariés semblent, quant à eux, plébisciter un modèle hybride, comme le confirme une étude réalisée par Slack l’été dernier : « L’expérience du travail à domicile a donné à de nombreux employés de bureau l’occasion d’essayer une nouvelle façon de travailler, et les données montrent qu’ils apprécient cela (pour la plupart). La grande majorité des salariés (72 %) préfèrent un compromis hybride qui combine le domicile et le bureau. Les travailleurs sont beaucoup moins enthousiastes à l’idée de travailler dans un seul et même environnement : seuls 12 % préféreraient travailler au bureau en permanence, et 13 % souhaitent travailler à domicile à temps plein », souligne le rapport.

Ce compromis entre présentiel et télétravail – avec des équilibres à définir au cas par cas entre bureau, home office et tiers lieux – pourrait bien constituer le grand défi de demain pour les entreprises. En termes de ressources humaines, d’immobilier de bureau… mais aussi de gestion de la mobilité professionnelle. Si beaucoup de salariés ont réalisé l’importance d’un point de ralliement entre collègues, incarné par le bureau, ils ont aussi fait une croix sur le présentéisme. Le déplacement routinier vers le lieu de travail, en « pilotage automatique », pourrait bien céder place à une démarche plus réfléchie, plus exigeante en termes de sens, de valeur ajoutée. Au point de devenir le voyage d’affaires de demain ?