Coworking : une nouvelle grammaire business

Les grandes entreprises se tournent vers les espaces de coworking pour stimuler leur sens de l’innovation, tout en appréciant cette solution immobilière flexible qui leur permet d’augmenter ou de réduire la voilure au gré de la conjoncture.
Lieux de rencontre et de détente, design contemporain, services aux collaborateurs : les espaces de coworking mettent les classiques immeubles de bureau sens dessus dessous. Dans ses espaces haut de gamme pensés par l’architecte Albert Angel, Kwerk ajoute à cela une composante bien-être. © Kwerk
Lieux de rencontre et de détente, design contemporain, services aux collaborateurs : les espaces de coworking mettent les classiques immeubles de bureau sens dessus dessous. Dans ses espaces haut de gamme pensés par l’architecte Albert Angel, Kwerk ajoute à cela une composante bien-être. © Kwerk

C’est tout, sauf une mode passagère. Le coworking dessine la nouvelle façon d’envisager l’immobilier de bureau. Chaque semaine ou presque amène son lot de nouveaux espaces installant leur design étudié au cœur des quartiers d’affaires des grandes métropoles ; qui chez WeWork, qui chez Spaces, Wojo ou bien encore Morning Coworking pour ne citer que les principaux acteurs en France. Tandis que le phénomène dépasse largement l’esprit des débuts, quand freelances et développeurs se regroupaient dans un local alternatif pour partager aussi bien la connexion WiFi que leur vision du monde, le mot même de “coworking” est-il encore d’actualité ? “Je ne parle jamais de coworking, mais de “new world of working”, remarque Martijn Roordink, pourtant parmi les initiateurs du concept avec sa marque Spaces, lancée en 2006. Le portrait-robot de ces centres d’affaires version XXIe siècle : 80 % de bureaux fermés ou en open space et 20 % d’espaces destinés à une utilisation plus ponctuelle, au mois ou à la journée, le tout étant renforcé par des services mutualisés qui rendent la vie facile aux collaborateurs des entreprises.

Start-up, PME, professionnels indépendants… à toute cette clientèle initialement séduite par les lieux de travail partagé s’ajoutent aujourd’hui les leaders de l’économie mondiale. “Il y a quatre ans, les grands groupes constituaient 20 % de notre business, explique Christophe Burckart, directeur général France d’International Workplace Group (IWG), maison mère des centres d’affaires Regus et des lieux de coworking Spaces. Ils en représentent maintenant la moitié avec, parmi nos utilisateurs, Accenture, Engie, Oracle, Société Générale, Technip entre autres.” De la même manière, les entreprises de plus de 1 000 employés représentent 32 % des membres chez WeWork avec des noms tels Salesforce, BlackRock et Microsoft aux États-Unis ou CitiBank à Londres.

Portrait-robot de ces centres d’affaires version XXIe siècle : 80 % de bureaux fermés ou en open space et 20 % d’espaces destinés à une utilisation plus ponctuelle.

Que viennent donc là chercher toutes ces vénérables sociétés ? Tout d’abord, une gestion flexible de l’immobilier avec des contrats de location à durée limitée, bien plus adaptés aux soubresauts de l’activité que les traditionnels baux 3-6-9. “Les sociétés, petites ou grandes, n’ont plus de visibilité sur sept-neuf ans. Ce temps-là, c’est fini”, souligne Alain Brossé, fondateur de Welkin & Meraki, acteur déjà présent au Benelux et implanté depuis avril dans le XVIe arrondissement parisien.

Si les TPE-PME sont sensibles au côté “plug & work” de ces espaces – on peut s’installer du jour au lendemain sans avoir à se soucier des démarches administratives, de l’achat du mobilier ou de l’infrastructure informatique –, les motivations des grandes entreprises sont, elles, multiples. “On accueille des groupes qui ont déjà des bureaux à Marseille et y sont à l’étroit, d’autres qui viennent de gagner un contrat et ont rapidement besoin de nouveaux mètres carrés, d’autres encore qui regroupent leurs agences locales autour d’un hub régional”, décrit Guillaume Pellegrin, PDG de Newton Offices, nouvelle marque lancée à Marseille par Tivoli Capital et KKR, un des leaders mondiaux de l’investissement. Pour sa part, Stéphane Bensimon, président de Wojo, joint-venture entre Accor et Bouygues fondée en 2017 et anciennement connue sous le nom de Nextdoor, constate que “les entreprises internationales, quand elles s’installent dans un nouveau pays, ont maintenant le réflexe d’aller vers ce type d’espaces pour simplifier leur implantation.”

La Défense voit fleurir les espaces de coworking qui insufflent au quartier d’affaires parisien leur esprit innovant et créatif (en photo, le Spaces, ouvert en début d’année).© Luc Boegly
La Défense voit fleurir les espaces de coworking qui insufflent au quartier d’affaires parisien leur esprit innovant et créatif (en photo, le Spaces, ouvert en début d’année).© Luc Boegly

Immobilier externalisé

L’entrée en vigueur en janvier dernier de la nouvelle norme d’information financière IFRS 16 devrait encore renforcer l’intérêt des grandes entreprises vis-à-vis de cette solution flexible. En effet, celle-ci stipule que les baux immobiliers doivent désormais figurer au bilan, à l’exception des baux d’une durée de 12 mois ou moins. “Ce qui va fortement inciter les entreprises à externaliser une partie de leur immobilier”, estime Lawrence Knights, cofondateur de Kwerk, marque qui compte cinq espaces dans Paris et sa proche banlieue. La croissance du secteur, déjà quasi exponentielle avec une progression annuelle de 75 % en moyenne selon le cabinet Knight Frank, pourrait donc encore s’accélérer. “Sur les 3 400 sites dont IWG dispose dans le monde, 1 500 ont ouvert ces quatre dernières années, dénombre Christophe Burckart. C’est pareil en France. Entre 1992, année de notre arrivée, et 2014, on ouvrait un à deux sites par an. Depuis lors, c’est un nouveau lieu toutes les trois semaines, avec des espaces de plus en plus grands. Nous offrons 120 sites en France, mais nous estimons le potentiel à 600.

Si IWG est sans conteste le leader mondial des lieux de travail partagé, tous les acteurs suivent un rythme de croisière identique. Les perspectives de développement n’incitent d’ailleurs pas à limiter leurs ambitions. Selon les estimations, les espaces de travail partagé constituent aujourd’hui 2 % de l’immobilier de bureau, mais probablement 15 % d’ici 2030. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir les géants du développement ou de l’investissement immobilier se positionner à l’image de KKR et de Bouygues Immobilier, mais aussi de Covivio avec Wellio, d’Icade avec Smartdesk, de La Poste Immo avec Startway ou encore de Nexity qui a pris, en janvier 2019, une part majoritaire dans Morning Coworking.

La croissance du secteur, déjà quasi exponentielle avec une progression annuelle de 75 % en moyenne selon le cabinet Knight Frank, pourrait encore s’accélérer.

Cependant, par-delà la flexibilité et tous les avantages économiques offerts aux entreprises, ce qui garantit la pérennité du phénomène, c’est sa réponse à un fait avant tout sociétal. “Les jeunes générations veulent vivre dans des villes dynamiques et préfèrent pour cela habiter dans des appartements de taille limitée, avoir des bureaux plus petits, mais partager des lieux de vie et de rencontres, que ce soit un bar, une cuisine ou un cinéma, estime Martijn Roordink, fondateur de Spaces. Cela fait partie d’un mouvement global qui tourne autour de la connectivité et de l’harmonie entre vie professionnelle et vie personnelle.

En parallèle, les méthodes de management, poussées par la digitalisation des outils et le nomadisme business que cela autorise, ont évolué. “Depuis quelques années, les entreprises comme leurs collaborateurs recherchent un sens plus profond à leur travail”, remarque Stéphane Bensimon, de Wojo. Dans ce cadre, l’environnement de travail participe à l’épanouissement des collaborateurs. “Aujourd’hui, les entreprises se doivent de proposer des lieux où les gens ont envie d’être, remarque Christophe Burckart, d’IWG. C’est très important pour leur marque employeur, afin d’attirer les jeunes talents qui ne sont pas prêts à faire de compromis sur leur qualité de vie. La réputation de la société ou la rémunération ne suffisent plus.” Stéphane Bensimon fait le même constat : “les générations changent. Si vous voulez recruter un jeune diplômé, ce n’est pas la même histoire si vous le recevez dans un espace de coworking ou dans un immeuble d’un autre temps.

D’une approche très professionnelle, la tête dans le guidon et pas question de la relever, la façon de travailler évolue, se donne un peu d’air le temps d’une pause détente.

D’une approche très professionnelle, la tête dans le guidon et pas question de la relever, la façon de travailler évolue, se donne un peu d’air le temps d’une pause détente, d’une discussion autour d’un café, parfois d’une sieste, pour mieux se replonger ensuite dans ses dossiers. Les espaces de travail flexible intègrent cette évolution dans leurs murs, avec des lieux adaptés aux différents moments de la journée ; certains calmes où s’isoler et réfléchir, d’autres plus animés pour discuter entre collègues ou élargir leurs champs de vision en rencontrant des professionnels venus d’autres horizons.

Souvent inspirant, ce cadre ne fait pourtant pas seul la différence. Le service devrait prendre une part essentielle dans le succès des bureaux de demain. Sourire à l’accueil et petit café le matin, conciergerie, soins esthétiques et massages proposés une fois par semaine, douches pour l’après footing et paniers bio à récupérer en partant : l’espace Newton Offices de Marseille – anciennement ILOVIT – soigne les petits détails qui rendent la journée de travail agréable. “Nous cherchons à diffuser une énergie assez solaire, typiquement méditerranéenne”, précise Guillaume Pellegrin.

Installé dans l’Hôtel-Dieu de Lyon récemment réhabilité, Wojo conjugue un cadre historique avec la nouvelle façon d’envisager l’immobilier de bureaux au XXIe siècle. © Wojo
Installé dans l’Hôtel-Dieu de Lyon récemment réhabilité, Wojo conjugue un cadre historique avec la nouvelle façon d’envisager l’immobilier de bureaux au XXIe siècle. © Wojo
Pour séduire les cadres dirigeants, Welkin & Meraki joue sur une infrastructure technologique dernier cri, le nec plus ultra en matière de sécurisation des accès et une restauration concoctée par un chef belge étoilé. © Étienne Oldeman
Pour séduire les cadres dirigeants, Welkin & Meraki joue sur une infrastructure technologique dernier cri, le nec plus ultra en matière de sécurisation des accès et une restauration concoctée par un chef belge étoilé. © Étienne Oldeman

Sens de l’hospitalité

L’implication dans le coworking de plusieurs acteurs ayant le sens de l’hospitalité dans leur ADN n’est ainsi pas surprenante. Tandis que Wojo est pour moitié détenu par Accor, Mama Works n’est autre que l’émanation business des hôtels Mama Shelter. “La force de notre positionnement par rapport à WeWork ou Regus, ce sont nos valeurs, plus ancrées dans le service que dans l’immobilier, décrit Jérémy Trigano, PDG de Mama Shelter. Comme nous l’avons fait avec Mama Shelter, nous arrivons à faire du beau abordable avec un côté fun pour Mama Works. On a un univers qui est le nôtre. Quand un client arrive dans un Mama Shelter, même si chaque hôtel est unique, on sait que l’on est dans un “Mama”. Quand vous fermez les yeux et que vous entrez dans un Mama Works, vous savez où vous êtes. C’est ce qui fait la force de nos marques.” Dans la même veine, Stéphane Bensimon promeut la “work-spitality” au sein des établissements Wojo : “Cette notion de plaisir des clients, d’expérience que l’on retrouve dans le monde de l’hôtellerie, nous essayons de la transposer au monde du tertiaire. Que les lieux de travail ne soient pas aussi exigeants que les hôtels sur le service offert aux collaborateurs ou au chef d’entreprise n’a pas de sens aujourd’hui.

WeWork s’est installé à Paris en 2017 au 33, rue La Fayette (ici en photo). Il compte désormais quatre autres lieux dans la capitale, un marché clé pour le groupe américain autant pour ses opportunités d’affaires que pour son bassin d’entrepreneurs créatifs dans la mode, la technologie et le design. © DR
WeWork s’est installé à Paris en 2017 au 33, rue La Fayette (ici en photo). Il compte désormais quatre autres lieux dans la capitale, un marché clé pour le groupe américain autant pour ses opportunités d’affaires que pour son bassin d’entrepreneurs créatifs dans la mode, la technologie et le design. © DR

Design inspirant

Bien-être au bureau = plaisir à venir travailler + performance plus élevée de la part de collaborateurs épanouis. à cette équation, Kwerk apporte sa réponse à travers son idée de “well working”. Une philosophie qui mêle soin de l’esprit et du corps – postes de travail spécialement conçus pour travailler comme on veut, debout ou assis, séances de yoga et de méditation, fitness et tisanes ayurveda – à un design très étudié, pensé par l’architecte et cofondateur de la marque Albert Angel. Jeu sur les cinq éléments, métissage de matières nobles telles le cuir, le velours, le marbre ou le bois brut : si la plupart des acteurs entendent se démarquer des bureaux du vieux monde corporate à travers un design contemporain, les lieux proposés par Kwerk poussent la démarche encore plus loin. “Le meilleur compliment qu’on puisse nous faire, c’est ‘je me sens bien ici’. Cette émotion qui semble naturelle est en fait très construite”, souligne Lawrence Knights, l’autre cofondateur. “Notre volonté est de créer des lieux qui prennent soin des gens dans un monde du travail extrêmement dépersonnalisé, et de ce fait les mettent dans une disposition d’esprit propice au travail, précise Albert Angel. Si vous touchez les sens, si vous donnez des émotions par le design, la personne est plus ouverte, donc plus à l’écoute pour penser différemment.

Les équipes se trouvent ainsi au cœur de tout un écosystème propice au développement de projets autour de l’intelligence artificielle et du machine learning.

De quoi largement ouvrir la voie à de nouvelles idées. Alors que la révolution digitale transforme en profondeur l’économie mondiale, les grandes entreprises, angoissées à l’idée d’être disruptées, se tournent vers les espaces de coworking pour stimuler leur sens de l’innovation. Par exemple, en mars dernier, Carrefour a implanté au sein du WeWork Avenue de France son hub digital, lancé en partenariat avec Google. Situé dans le XIIIe arrondissement de Paris, l’espace du spécialiste américain du coworking se trouve surtout à quelques pas du vaste campus de start-up Station F. Les équipes se trouvent ainsi au cœur de tout un écosystème propice au développement de projets autour de l’intelligence artificielle et du machine learning. “Ceci est vraiment un atout supplémentaire pour Carrefour dans la réussite de son ambition digitale d’ici 2022”, a déclaré Amélie Oudéa-Castéra, directrice exécutive e-commerce, data et transformation digitale du groupe.

Si tu ne vas pas à l’innovation, l’innovation ira à toi. Le quartier de La Défense est un autre exemple de cette symbiose en train de s’opérer entre les grandes entreprises et les start-up ambitieuses. “À l’ouverture des premiers espaces de coworking à La Défense, il y avait pas mal de scepticisme. Beaucoup considérait le quartier comme réservé au CAC 40, se souvient Marie-Célie Guillaume, directrice générale de l’établissement public Paris La Défense. Or on voit aujourd’hui, ici comme dans toutes les grandes villes du monde, que le coworking se développe énormément. Ça permet au quartier d’accueillir des start-up qui apportent de nouvelles idées. Dans le même temps, les grandes entreprises ont à leur disposition des lieux où leurs collaborateurs peuvent rencontrer d’autres professionnels. Tout cela est représentatif d’une mutation très profonde.

Ces deux mondes commencent à se rejoindre. On le voit très bien dans nos centres, remarque Christophe Burckart, alors que Spaces a ouvert en janvier à quelques pas de la Grande Arche un des plus grands lieux de coworking au monde avec ses 18 000 m². D’un côté, vous avez de plus en plus de quinquagénaires qui amènent leur maturité au sein des start-up. De l’autre, les grands groupes ont compris qu’ils pouvaient trouver des solutions innovantes en travaillant avec elles.” En parallèle, alors que les grands acteurs sont tous présents à la Défense, WeWork excepté, l’éclosion de ces lieux de travail permet à une foule de prestataires des grandes entreprises – dans le consulting ou la formation, par exemple – de trouver un marché de bureaux de petites surfaces afin d’être au plus près de leurs clients.

Il ne suffit pas de regrouper des centaines de professionnels dans un même lieu pour que se créent des opportunités business. Tout cela se suscite, s’organise.

Il ne suffit pas pour autant de regrouper des centaines de professionnels dans un même lieu pour que naissent des connivences, ni que se créent des opportunités business. Tout cela se suscite, s’organise. “Notre rôle vis-à-vis des entreprises est de les accompagner dans leurs besoins, de détecter leurs problématiques pour trouver des solutions parmi nos membres, souligne Stéphane Bensimon. Nos équipes vont être formées pour devenir des ‘business partners’.” Le fameux esprit de communauté, à l’origine du concept coworking, différencie ces espaces d’un immeuble de bureau lambda. À cet effet, Kwerk dispose d’un responsable de l’écosystème chargé de mettre tous les clients en relation, mais aussi d’un organisateur d’événements, l’Experience Manager. Concert de musique baroque, apéritifs les premiers jeudis du mois, visites de musée : sans surcharger des agendas souvent bien remplis, les membres de Kwerk trouvent là de multiples occasions de mieux se connaître. En attendant un jour des voyages ? “Attention, cela doit avoir du sens avec ce que nous faisons, précise Lawrence Knights. Nous ne sommes ni une colo, ni une boîte de nuit. Nous sommes avant tout une marque de travail.

Pour son deuxième espace parisien, situé boulevard Voltaire, Deskopolitan multiplie les services avec un restaurant bistronomique, un barber shop, une crèche, une salle de de fitness et même une résidence hôtelière.
Pour son deuxième espace parisien, situé boulevard Voltaire, Deskopolitan multiplie les services avec un restaurant bistronomique, un barber shop, une crèche, une salle de de fitness et même une résidence hôtelière.