Voyages d’affaires au féminin : le lent mélange des genres

L’égalité des sexes se joue aussi sur le terrain des déplacements professionnels. Les voyageuses d’affaires sont de plus en plus nombreuses et poussent les fournisseurs à adapter leur offre. Avec, en toile de fond, l’enjeu de la sécurité.
© shutterstock-Ekaterina Pokrovsky
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Je passe ma vie à voyager pour le travail, et j’ai l’impression que tout a été fait pour ces bonshommes en gris. Comme s’ils avaient besoin d’être rassurés”, regrette Inès de la Fressange, nouvelle ambassadrice de MGallery by Sofitel. Cette enseigne hôtelière a lancé en 2013 un programme destiné aux femmes – “Inspired by Her” – et doit le généraliser à tous les boutique hôtels du réseau d’ici la fin de cette année. Ces établissements proposeront alors des peignoirs et des pantoufles en plusieurs tailles, un sèche-cheveux digne de ce nom, des miroirs pour le maquillage et d’autres en pied…  Bref, une forme de “discrimination positive” vis-à-vis de ses clients à laquelle adhère totalement l’ancien mannequin.

Quelques années plus tôt, le groupe Hyatt avait déjà exploré cette voie, la direction de l’hôtel Hyatt Paris-Madeleine expliquant par exemple que “les restrictions sur les bagages à main, avec les nouvelles mesures de sûreté, contraignent les femmes à voyager en s’équipant différemment.” L’hôtel s’est donc mis à offrir aux voyageuses d’affaires des produits capillaires de qualité et des soins esthétiques plus adaptés pour la manucure, la pédicure et la coiffure.

D’aucuns pourraient voir dans ces démarches une simple posture marketing. D’autres jugeront qu’une chambre d’hôtel doit créer pour tous les voyageurs un cadre hospitalier, quel que soit son sexe. Après tout, les hôteliers appliquent dans leur grille tarifaire une stricte égalité homme-femme, qui est encore balbutiante dans les grilles salariales des entreprises. Dès lors, à prix égal, pourquoi les voyageuses devraient-elles “nager” dans des pantoufles deux fois trop grandes pour elles ? D’autant plus que, selon une étude publiée par MGallery, l’idée d’une offre hôtelière dédiée à la clientèle féminine semble bien accueillie : 86 % des femmes et, plus surprenant, 80 % des hommes se disent favorables à un programme destiné aux voyageuses.

Des choses toutes bêtes

Selon que la chambre a été conçue par un designer homme ou femme, on peut clairement voir des différences pratiques, comme ces sèche-cheveux qui ne sont pas situés à côté du miroir”, témoigne Carolyn Pearson, spécialiste du voyage d’affaires au féminin et fondatrice de maiden-voyage.com. “D’une manière générale, mes besoins ne sont pas si différents de ceux d’un homme, témoigne de son côté Aurélie Krau, associée chez Festive Road et voyageuse d’affaires fréquente. Mais il y a tous ces petits “plus” qui font la différence. Au risque de tomber dans le cliché, il y a tous ces éléments pratiques pour une femme en déplacement : esthétique, coiffeur, bar à ongles… Cela passe aussi par des choses toutes bêtes comme l’espace dans la salle de bains pour pouvoir disposer facilement ses produits de beauté. On touche ici au design et à la manière dont sont pensées les chambres d’hôtel.”

Le problème ne se limite évidemment pas à la conception de la chambre. Voyager seule expose encore souvent une femme à des situations gênantes. Ce qui a poussé Carolyn Pearson à fonder le réseau international de voyageuses d’affaires Maiden-Voyage afin de favoriser les échanges entre professionnelles. “Mon employeur m’avait envoyé à Hollywood pour une réunion, et j’ai réalisé à quel point on pouvait se sentir seule à l’hôtel ou au restaurant, explique-t-elle. Pour une femme, cela représente parfois des complications supplémentaires, une tension accrue. On ne peut pas toujours s’asseoir seule dans un bar ou un restaurant sans être abordée par des hommes. J’ai donc décidé de créer un réseau social pour connecter les voyageuses d’affaires entre elles, proposer des évaluations d’hôtels ou encore des formations à la sécurité.”

Cette appréhension se retrouve dans les habitudes de réservation des voyageuses qui peuvent, par exemple, opter pour un établissement long-séjour, même lors d’un bref déplacement, afin de profiter d’une certaine intimité. Karim Malak, directeur général délégué d’Adagio Apart-hotels, témoigne : “Nous recevons souvent des voyageuses d’affaires qui ne restent qu’une seule nuit, car elles n’aiment pas aller seules au restaurant et préfèrent dîner tranquillement dans leur chambre”.

Solitude pesante

La solitude de la voyageuse n’a pas seulement un impact psychologique. Elle l’expose aussi à différents dangers. “Tous les voyageurs ont les mêmes besoins en matière de sécurité, mais être une femme comporte des risques supplémentaires, souligne Aurélie Krau. J’en ai fait l’expérience : quand on se retrouve seule la nuit dans la rue ou dans certaines destinations dangereuses, pouvoir compter sur une “garde rapprochée” peut être très rassurant. On se sent encadrée.”

Pour Christelle Tilikete, officier féminin de protection rapprochée, “il suffit qu’une femme soit seule pour être une proie, et ce quelle que soit la ville. Les femmes sont plus vulnérables, moins enclines à se battre, et il est parfois très délicat de crier au secours. On assiste aussi à une résurgence de certaines mentalités archaïques, selon lesquelles la femme n’a pas sa place et constitue une cible.”

Même si la règle s’applique aussi au masculin, la préparation d’un déplacement s’avère cruciale. L’employeur doit assurer son devoir de protection en amont – le fameux “duty of care” – et prendre le paramètre du genre en considération. “Je vois encore, de manière assez folle, des entreprises envoyer des femmes seules pour affaires dans des zones sensibles”, expliquait en son temps Alain Juillet, alors président du Club des directeurs de la sécurité des entreprises (CDSE). “Heureusement, leur nombre diminue. Tout le monde a établi un minimum de règles”, nuance-t-il. “Les employeurs et les agences de voyages se focalisent trop sur la gestion des coûts, le respect de la politique voyages, mais pas assez sur la sécurité, regrette de son côté Carolyn Pearson. Les entreprises doivent mieux choisir les hôtels avec lesquels elles travaillent, s’assurer que les établissements de leur programme hôtelier répondent bien aux exigences du ‘duty of care’. L’hôtel doit aussi prendre ses responsabilités, mettre en place des mesures pour limiter l’accès aux pass des chambres, installer un double verrou…”. Certains faits divers pourraient pousser le secteur hôtelier à adopter ces mesures, au regard notamment de la mésaventure survenue à une cliente d’un hôtel de Nashville. La reporter Erin Andrews avait été filmée à son insu depuis le judas de sa porte par un individu qui avait ensuite diffusé la vidéo sur Internet… Un établissement qui fut condamné par la justice en 2016.© Cultura Luc Beziat Getty Images

Discrétion et sécurité

Prendre des solutions adéquates peut aussi servir à fidéliser la clientèle féminine, souvent plus sensible à certains aménagements. Les avis des clients en témoignent à l’image de celui de Teresa, voyageuse d’affaires qui écrit sur la plate-forme de réservation HRS à propos d’un établissement londonien : “En tant que femme voyageant seule, je me suis sentie en sécurité, car la porte extérieure de l’hôtel était fermée à clé, empêchant ainsi n’importe qui de déambuler.”

Les clientes peuvent également prendre elles-mêmes certaines précautions, comme demander, par exemple, au réceptionniste de ne pas communiquer son numéro de chambre de façon trop audible au moment de l’enregistrement. Sans sombrer dans la paranoïa, la problématique de la sécurité n’épargne pas les grandes destinations affaires occidentales. “Il n’y a pas de risque zéro”, rappelle Christelle Tilikete pour qui “la sécurité doit être partout la règle numéro un.” Certes, les destinations émergentes restent les plus exposées – et elles sont de plus en plus nombreuses –, mais le sentiment d’insécurité, de vulnérabilité, concerne aussi des pôles business traditionnels comme Paris, Londres ou New York. “J’adore le côté pratique d’Uber, mais en tant que femme, cela me rend vraiment mal à l’aise d’être seule dans une voiture avec un homme que je ne connais pas”, confiait récemment une utilisatrice du service de VTC.

Voilà le genre de témoignages qui a contribué à l’essor de taxis conduits par des femmes et pour des femmes. Depuis l’arrivée des Pink Ladies Cabs à Londres voilà dix ans, l’idée a essaimé à travers le monde : She Rides à New York, Viira Cabs ou Womencabs en Inde, Ladies Taxi à Dubaï… En France, l’offre de VTC au féminin s’organise avec des acteurs comme Women Drive, Femmes au volant ou encore Ladies Drivers sur la Côte d’Azur. Alors qu’à l’étranger ces véhicules arborent le plus souvent une couleur rose distinctive, les acteurs français jouent la carte de la sobriété. “Notre société ne souhaite pas tomber dans le cliché”, expliquent les responsables de Femmes au volant, dont les “chauffeurettes” acceptent également les clients masculins.

Le cliché, la tentation du stéréotype : tels sont aussi les excès auxquels sont confrontés les acteurs du marché qui, dès lors, marchent parfois sur des œufs. Ainsi, des réserves sont souvent émises envers les hôtels dédiant des étages, voire l’ensemble du bâtiment à la clientèle féminine. “Ce qui est insultant, ce sont les équipements qui, selon [ces hôtels], nous feront choisir l’étage réservé aux femmes. C’est à dire des clubs pour minettes, avec fers à friser et tapis de yoga”, s’insurgeait la journaliste Billie Cohen dans une chronique sur CNTraveler.

Étage réservé

Dans certains pays, en Inde par exemple, un étage réservé aux femmes peut être une bonne initiative si c’est fait correctement, avec du personnel exclusivement féminin”, estime pour sa part Carolyn Pearson, fondatrice de Maiden Voyage, avant de nuancer : “je pense plus globalement que le développement d’hôtels exclusivement dédiés aux femmes n’est pas une solution. Cela pousse les choses trop loin.” Aurélie Krau semble partager ce point de vue : “je ne suis pas convaincue du bien-fondé d’une offre 100 % dédiée aux femmes. Cependant, il faut être pragmatique : selon la destination, je me sentirais plus en sécurité dans un cadre dédié aux femmes”. Le pragmatisme : voilà peut-être bien la troisième voie entre immobilisme et opportunisme pour satisfaire les besoins de chaque voyageur. Et donc des voyageuses.

41 %
Selon une étude européenne du Business Travel Summit Amsterdam, sur les 78 % des entreprises dotées d’une stratégie de gestion du risque voyageur, une faible majorité (52 %) intégrerait des mesures spécifiques pour les femmes, soit 41 % des structures au global.
2 jours
En moyenne, les femmes réserveraient leurs déplacements professionnels deux jours plus tôt que leurs homologues masculins – 1,9 jour pour être plus précis – selon une étude de Carlson Wagonlit. Cette anticipation permettrait à l’entreprise d’économiser 2 % sur le prix de chaque billet.
84 %
La grande majorité des voyageuses (84 %) apprécie les déplacements selon une étude d’Adagio. La mobilité aurait influencé le choix de carrière de 42 % des sondées et 46 % chez les mamans pour lesquelles un voyage est synonyme d’éloignement avec les siens (21%), mais aussi de motivation (20%).
1/3
Selon MagicStay, 32 % des voyageuses d’affaires se sont déjà senties en insécurité lors d’un déplacement, contre 29 % des voyageurs. Le choix de l’hébergement (55 %), du quartier (52 %) et le recours à du personnel de protection (50 %) sont les solutions évoquées pour pallier cette crainte.
70 %
Selon une étude britannique publiée en 2016 par Maiden Voyage, 70,2 % des voyageuses d’affaires estiment que les fournisseurs du secteur devraient faire davantage d’efforts pour répondre aux besoins de la clientèle féminine.