
Mi-juillet, la Renfe a commencé ses liaisons sur les lignes Lyon-Barcelone et Marseille-Barcelone-Madrid. Un an après l’arrivée de Trenitalia et de ses Frecciarossa opérant sur Paris-Lyon-Milan, le lancement de la compagnie nationale espagnole sur le rail français représente une nouvelle étape de l’ouverture à la concurrence ferroviaire, possible depuis décembre 2020. Suite aux demandes déposées sur le bureau de l’Autorité de régulation des transports (ART), d’autres acteurs ambitionnent de se lancer dans l’aventure de la grande vitesse en France mais le coût d’entrée sur le marché s’avère élevé et les freins importants pour se faire une place face au mastodonte SNCF. Cette libéralisation a également débuté sur les lignes régionales mais le processus y est plus lent, nombre de régions renvoyant cette évolution à l’horizon 2033, échéance fixée pour cette ouverture selon les règles européennes.
Les Français favorables à plus de concurrence
Face à des tarifs SNCF jugés de plus en plus chers, l’ouverture à la concurrence initiée il y a un an et demi sur les lignes à grande vitesse (LGV) est particulièrement attendue par la clientèle française. Selon une enquête d’Opinion Way pour la plateforme européenne Trainline (concurrente de SNCF Connect), ce processus est ainsi plébiscité par 80% des 2543 personnes interrogées pour les lignes nationales et à 77%¨pour les lignes régionales. Sans surprise, 79% attendent de cette ouverture une amélioration de la qualité du service, les Français ayant souvent une mauvaise image du ferroviaire en raison des grèves et innombrables retards. Surtout, l’adhésion des usagers à plus de concurrence est liée à un souhait ardent de baisse des prix des billets (pour 80% d’entre eux) qui leur ferait prendre plus souvent le train (à 53%). Une baisse des tarifs qui semble d’ailleurs déjà une réalité selon l’analyse effectuée par ce même distributeur. L’arrivée de Trenitalia a entrainé un recul moyen de 44% des tarifs sur l’axe Paris-Lyon comparé à 2019 et de 30% sur Paris-Milan. Le bénéfice serait même double pour la clientèle puisqu’il s’accompagnerait d’une montée en gamme de l’offre, le transporteur italien proposant trois classes de voyage à bord de ses trains Frecciarossa. Et en premier lieu sa fameuse classe Executive composée de 10 fauteuils en cuir faisant l’objet d’un service haut de gamme. Selon le principe de « l’open access », les nouveaux opérateurs ferroviaire ont en effet une totale liberté en matière de choix du matériel roulant (à condition qu’il soit homologué), des villes desservies, de l’offre commerciale et du service à bord.
L’essor de Trenitalia sur Paris-Lyon-Milan ou de la Renfe sur Lyon-Montpellier-Barcelone ne se fait en outre pas au détriment de la SNCF dont les TGV demeurent très chargés mais en attirant de nouveaux clients, séduits par des tarifs attractifs. Le trafic a ainsi doublé sur Paris-Milan depuis l’arrivée de Trenitalia. « La Renfe ouvre un nouveau chapitre dans le marché du voyage apportant une nouvelle concurrence en France favorable à la baisse des prix des acteurs historiques, confirme Guillaume Rostand, porte-parole du comparateur Liligo. Ces nouvelles lignes vont dynamiser le secteur du voyage car les destinations d’Europe du Sud telles que Madrid ou Barcelone figurent parmi les destinations les plus plébiscitées par les Français« . Le bénéfice environnemental est enfin allégrement mis en avant par les opérateurs dans cette ouverture à la concurrence, le train n’émettant selon le barème de l’Ademe, que 4 grammes de CO2 par voyageur et par kilomètre parcouru contre 30 grammes pour l’autocar longue distance, 47 gr pour la voiture électrique, 105 pour la voiture thermique et 260 pour l’avion. « L’ouverture du marché est bon pour la planète car c’est plus de train« , aime ainsi à le rappeler Alain Krakovitch, le directeur général des TGV/Intercités.
« Aux yeux des compagnies étrangères, la France n’est pas dérégulée, d’où la timidité voire la frilosité de certains opérateurs dont la Deutsche Bahn à s’y lancer« , estimait avant l’été David Valence, député des Vosges et Président du conseil d’orientation des infrastructures lors d’une conférence organisée par Trainline consacrée à l’ouverture à la concurrence dans le rail en France. Débutée en décembre 2020, celle-ci arrive il est vrai avec un gros train de retard comparé à certains de nos voisins. Et notamment à l’Allemagne où cette libéralisation est intervenue dans la foulée de la réunification, dès 1994 pour les grandes lignes et deux années plus tard pour les dessertes régionales. Si la DB a su conserver une part de marché de 95% sur les liaisons longues distances, celle-ci est tombée à 62% sur les lignes régionales en raison de l’émergence d’une multiplicité d’acteurs dont le français Transdev (filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations) qui exploite aujourd’hui 20% de ce marché. Point positif, quelque 800 km de voies ont été rouvertes outre-Rhin depuis cette libéralisation du rail allemand. Autre exemple en Italie où la concurrence sur la ligne Rome-Milan a entrainé entre 2011 et 2017 une baisse de 40% des tarifs et une multiplication par deux du nombre de passagers avec « en bonus écologique » un recul important des parts de marché de l’avion et de la voiture. En Espagne, trois acteurs s’affrontent déjà sur Barcelone-Madrid : la Renfe, Ouigo Espagne de la SNCF et Iryo de Trenitalia et Air Nostrum.

Le coût des péages impacte celui des billets
Outre un vote législatif tardif – intervenu en 2018 – concernant cette libéralisation qui a mis fin au monopole de la SNCF, ce décalage puis l’attentisme initial des nouveaux opérateurs ferroviaires peut s’expliquer par les particularités du système français et des obstacles à surmonter. Au premier rang desquels le montant des péages ferroviaires versés à SNCF Réseau, les plus chers d’Europe, de l’ordre de 18€ par train et par kilomètre parcouru contre 7€ en Espagne et en Allemagne, et 3,5€ en Italie. Représentant 40% du prix d’un billet TGV, ils expliquent en grande partie l’envol des tarifs sur les lignes TGV ces dernières années, au grand dam des clients. Et ce n’est pas fini puisque l’Agence de régulation des transports (ART) a encore validé une augmentation d’environ 8 % du montant de ces péages entre 2023 et 2024…
Cette politique est à l’opposée de celle pratiquée en Italie. « Trenitalia peut ainsi y jouer la carte des fréquences avec des rames Frecciarossa de 457 places alors que le niveau des péages en France fait qu’il y a peu de TGV qui circulent mais ultracapacitaires« , regrette Roberto Rinaudo, le président de Trenitalia France (voir entretien). La SNCF commencerait ainsi à gagner de l’argent sur un TGV rempli à partir de 70%. La position du patron de Trenitalia France et ce décalage avec les tarifs pratiqués en Europe ont poussé Bruno Le Maire et Clément Beaune, les ministres de l’Economie et des Transports, à demander à l’Inspection des finances et à l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable si une forte baisse des péages et par ricochet des prix des billets pourraient être compensés par un boom du nombre de voyageurs. « Le développement du transport ferroviaire est un impératif pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et réussir la décarbonation du secteur des transports, estime ainsi le ministère des Transports. La tarification du réseau ferroviaire fait l’objet de critiques récurrentes, qu’il est nécessaire d’objectiver, en particulier pour le transport de voyageurs. Le but de cette mission est de réexaminer le coût des péages, d’étudier sa structure et son évolution en comparaison avec nos voisins européens« . Pour accompagner leur montée en charge, les nouveaux entrants bénéficient toutefois d’une ristourne durant leurs deux premières années d’activité. Soit pour Trenitalia une réduction de 36% du prix des péages en 2022, de 17% en 2023 avant une facturation plein pot à l’instar de la SNCF en 2024. Ce qui explique sans doute les préoccupation actuelles de Roberto Rinaudo sur le sujet.
Une pénurie de trains à grande vitesse en Europe
Les éventuels candidats ont pu également être dissuadés par la mauvaise qualité du réseau ferroviaire hexagonal en raison d’un manque d’investissement. Pour y remédier, le gouvernement a cette fois-ci annoncé un plan d’investissement de 100 milliards d’euros dans le transport ferroviaire d’ici à 2040. « Et pas uniquement pour le TGV qui constitue la locomotive de notre système ferroviaire, mais pour toutes les lignes« , assurait début octobre Clément Beaune lors d’une présentation par la SNCF du futur TGV M dans son Technicentre de Paris-Charenton. « Les Français veulent des trains plus abordables et pour cela il faut davantage de trains« , ajoutait-il se félicitant de la commande à 115 exemplaires de ce TGV de 5ème génération auprès d’Alstom. Un contrat à 3,5 milliards d’euros ! « Plus écologique avec une consommation inférieure de 20% mais 20% de capacité en plus (soit 720 passagers contre 630 aujourd’hui), ce TGV apportera plus d’agilité à la SNCF pour répondre aux différents marchés en France ou à l’international, et répondre à l’augmentation du trafic de voyageurs, assure Jean-Pierre Farandou, le Pdg de la SNCF. Ce train sera un atout stratégique face à la concurrence« . Car le manque de matériel disponible en Europe, notamment d’occasion, compte tenu des règles de sécurité constitue aussi un frein pour les nouveaux entrants. C’est cette absence de rames de seconde main qui a conduit Le Train à commander 10 trains à grande vitesse pour un montant de 300M€ auprès du constructeur espagnol Talgo. Livrés à partir de 2025, ces rames de 350 places relieront à cet horizon 11 villes du Grand Ouest. Même la SNCF, malgré ses 363 TGV (mais 410 en 2018 !) et sa méga-commande de TGV M s’est attaquée à cette question au travers de son programme « Botox » qui prévoit de rénover entre 2026 et 2033 une centaine de rames dont l’exploitation sera prolongée de 2 à 10 ans. A noter que des compagnies de leasing tel Akiem se développent sur ce créneau à l’image de ce qui existe dans l’aérien. Mais peu ou pas de TGV dans leurs offres.

A chacun son réseau en Europe
Le dernier point compliquant l’arrivée de nouveaux acteurs est constitué par le manque d’interopérabilité des réseaux, chaque pays ayant développé son propre système de contrôle commande et de signalisation. Ainsi les TGV mobilisés par la SNCF pour Ouigo Espagne ne peuvent plus rouler en France car ayant été adaptés aux caractéristiques de la signalisation du réseau ibérique. Les compagnies doivent donc disposer de trains adéquats pour rouler dans l’Hexagone voire à l’international comme Thalys et Eurostar dont les trains circulent entre plusieurs pays européens. Pour palier cette situation et faciliter l’interopérabilité sur les lignes à grande vitesse, un système européen unifié de gestion du trafic, l’ERTMS, a été développé par l’Union européenne mais la France affiche un retard dans son déploiement avec seulement 40% des LGV équipées en raison des investissements nécessaires. Ce retard est encore plus criant sur les lignes classiques.
De nouveaux entrants sur les LGV comme sur les lignes classiques
Malgré ces contraintes et le fait que le ticket d’entrée soit financièrement très élevé pour les nouveaux entrants, deux opérateurs se sont donc élancés sur le réseau hexagonal. Et d’autres sont dans les starting-blocks avec plus ou moins de réussite. Trenitalia a essuyé les plâtres en avril 2022 et transporté depuis quelque 2 millions de passagers. En raison d’éboulements dans la Vallée de la Maurienne cet été, la compagnie italienne est toutefois contrainte de concentrer depuis ses activités sur 3 A/R quotidiens entre Paris et Lyon. La Renfe ensuite qui s’est élancée mi-juillet sur Marseille-Madrid et Lyon-Barcelone, deux lignes désormais opérées à un rythme quotidien. Cette offre ferroviaire a aussi rapidement trouvé son public avec un taux d’occupation moyen de 80% et 120 000 passagers transportés en un mois et demi. La Renfe ambitionne désormais de pouvoir desservir Paris à l’occasion des Jeux olympiques de Paris 2024 où elle viendra alors concurrencer la SNCF et Trenitalia sur le premier axe ferroviaire – et le plus lucratif – de France. Les voyageurs devront sans doute attendre fin 2025 ou début 2026 pour profiter d’un acteur supplémentaire dans le jeu de la grande vitesse avec les 50 trains quotidiens annoncés par Le Train, qui prévoit d’opérer au départ de Bordeaux, Niort, Tours et Nantes.
« Notre projet est de proposer une nouvelle offre de mobilité grande vitesse afin de favoriser les déplacements bas carbone au sein des régions et entre les régions du Grand Ouest« , précise Alain Gétraud, DG de la compagnie Le Train. Si Trenitalia ou la Renfe possèdent l’atout capitalistique et le matériel roulant adéquat, le temps long caractérise la création d’un opérateur de toutes pièces : Le Train a été fondé en 2020, a obtenu sa licence d’opérateur ferroviaire en décembre 2022 et a du se résoudre à commander 10 trains au constructeur espagnol Talgo. « Le temps de préparation de l’exploitation est long. Il faut disposer de TGV en nombre suffisant et d’un atelier de maintenance, tester les rames et former le personnel« , confirme Catherine Pihan-Le-Bars, DGA du Train. Le Train devrait en outre répondre au nouvel appel d’offre des lignes Intercités Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon prévues pour débuter en 2027, la précédente procédure ayant été suspendue car la SNCF en était l’unique candidate. Pour rendre la mariée plus belle bien que ces dessertes soient largement subventionnées, les candidats peuvent proposer l’exploitation d’une troisième ligne entre Nantes et Lille, nouveau parcours qui desservirait Angers, Le Mans, Caen et Amiens. Le projet Railcoop qui concerne une autre transversale – Bordeaux-Lyon fermée par la SNCF en 2014 – est plus incertain. La coopérative ferroviaire aux 14 000 sociétaires a en effet été placée en redressement judiciaire le mois dernier faute de capitaux suffisants. Verra-t-on circuler mi-2024 ses TER rénovés acquis auprès de la région Auvergne-Rhône-Alpes ? Rien n’est moins sûr désormais. D’autres projets d’opérateurs privés seraient sur les rails tels Kevin Speed, startup qui veut desservir en TGV des villes secondaires, Evolyn pour concurrencer Eurostar sur Paris-Londres (via Lille) et Proxima porté par Rachel Picard, l’ex-DG de Voyages SNCF.
La distribution, nerf de la guerre des nouveaux opérateurs ferroviaires
Marquée par une priorité accordée au digital qui assure théoriquement une commercialisation simple et rapide, la question de la distribution des billets est un autre point crucial de l’ouverture à la concurrence dans le ferroviaire. La SNCF y dispose d’un avantage concurrentiel majeur avec sa plateforme SNCFConnect (ex-Voyages-sncf puis Oui.sncf) qui écoule plus de 200 millions de billets par an. Héritier de son passé d’opérateur ferroviaire unique, le site pourrait atteindre les 6,5 milliards d’euros de volume d’affaires en 2025 selon les vœux de la SNCF, contre 4,3 milliards d’euros en 2021. Pour nombre de professionnels du voyage SNCFConnect constitue toutefois un obstacle à l’arrivée de nouveaux entrants car cette plateforme ne distribue pas les nouvelles offres ferroviaires. Celles de Trenitalia et de la Renfe en l’occurrence qui nécessitent d’utiliser le site web de chaque compagnie. « C’est le rôle du législateur d’obliger la SNCF à intégrer les autres opérateurs« , estimait ainsi David Valence, le président du Conseil d’orientation des infrastructures et député des Vosges, en juin dernier. Et de renvoyer au modèle allemand où la Deutsche Bahn distribue sur son site l’ensemble des compagnies présentes outre-Rhin (auxquelles elle redistribue le produits de leurs ventes) et permet de voyager avec un billet unique lorsque le parcours agrège un voyage grande ligne et tronçon régional.
Cette situation française commence à faire les beaux jours des agences en ligne spécialisées dans le ferroviaire, Trainline en tête avec une part de marché qui avoisinerait les 15% ou Omnio, dans les transports et la multimodalité (Kombo, Tictactrip…) sans oublier les comparateurs (Liligo, Kayak…). Trainline est ainsi née outre-Manche il y a 25 ans en parallèle de la libéralisation du rail britannique et se développe en France depuis le rachat de Capitain Train en 2016. La plateforme multiplie désormais les accords avec les travel management company (TMC) dont FCM Travel, Voyagexpert, Reed & Mackay, Havas Voyages, BCD Travel et Amex GBT, pour leur apporter les inventaires des opérateurs référencés et des solutions technologiques. L’apport de fonctionnalités essentielles comme l’échange et l’annulation est un autre point important pour rendre la vente du produit rail satisfaisant et permettre aux TMC de gagner en productivité. « L’arrivée de nouvelles compagnie développe le marché et accélère notre croissance, se félicite Christopher Michau, le directeur général de Trainline. Il faut apporter de la facilité au client. S’il doit acheter plusieurs billets pour faire un trajet multiple cela ne marchera pas. Trainline propose ainsi un billet combiné afin de rendre l’offre la plus attractive possible« . Chez Kombo, après Trenitalia, le contenu de la Renfe sera accessible à la réservation en janvier prochain le temps de développer l’API. « Cela prend du temps d’intégrer chaque nouvelle compagnie, explique Matthieu Marquenet, le directeur général et cofondateur en 2016 de cette plateforme multimodale. L’une des problématiques d’un nouvel entrant c’est sa commercialisation. Si une compagnie est bien distribuée elle pourra rapidement prendre des parts de marché à la SNCF. Trenitalia représente ainsi déjà un billet sur deux vendu chez Kombo sur l’axe Paris-Lyon« .